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ciel ! Ne sais-tu pas combien j’ai de raisons pour le haïr ? Vois comme il m’a brisée ; comment aurais-je la force de le ressaisir s’il m’était rendu ?

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l’effort qu’elle faisait en parlant ainsi. Mais je n’étais pas convaincu, elle ne m’avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s’était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore comme elle l’est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre, tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passans, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes qui lui répondirent comme une décharge d’artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s’empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert, et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l’hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul ; les chants et les rires du dehors me faisaient l’effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre, me donnait l’idée d’un noyé se débattant contre les flots et l’agonie. Enfin je n’avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m’avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lens, et que malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son cœur était presqu’aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d’un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j’en cherchai la cause dans l’impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu’elle n’ose m’avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j’ai conformé mes habitudes