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apporté à l’historien par l’inexorable destinée qui poursuit sa patrie. Quelles patriotiques douleurs durent s’élever dans l’ame de l’artiste ! L’œuvre qu’il élève grandit à toute heure sous sa main par les malheurs de son pays ; et c’est par des coups de génie qu’il devra répondre aux coups de la fatalité. Thucydide sentit le besoin de séparer dans son histoire les désastres de Sicile d’avec la prise d’Athènes par quelque chose de fort simple ; il écrivit donc simplement, mais avec un redoublement de tristesse austère, le huitième livre que nous connaissons ; il n’en écrivit pas plus parce qu’il mourut ; mais en mourant, il eut devant les yeux l’œuvre qu’il méditait, les suprêmes momens d’Athènes, Alcibiade qu’il aurait peint et jugé, le spartiate Lysandre, cette inexplicable déroute d’Ægos-Potamos qui coulait bas les vainqueurs de Salamine, la prise et la honte du Pirée, ses murailles démolies au son des flûtes[1] ; car enfin la Grèce se réjouissait, et la ruine d’Athènes était pour elle un jour de fête. Pourquoi le destin fut-il donc si âpre envers la cité de Minerve, jusqu’à lui envier son Thucydide et le lui enlever trop tôt ? Il est constant pour nous que Thucydide, en écrivant ce qui forme le huitième livre, avait dans la tête tous les élémens du dénouement et de la péroraison ; il était simple parce qu’il venait d’être pathétique, et bientôt devait l’être plus encore ; il suspendait l’effet des harangues parce que déjà il l’avait porté loin, et bientôt devait le porter à son comble ; par la modération, il se préparait au sublime. Il est clair, quand on a étudié Thucydide, que ce grand homme composait son œuvre d’une façon synthétique, avec une intelligence prévoyante, qui tenait toujours en réserve des forces inconnues ; et que la Grèce tout entière, depuis ses origines jusqu’à la chute d’Athènes, fut contenue dans son génie.

Thucydide parut après Hérodote, qui eut pour précurseurs Denys de Milet, Acusilaüs d’Argos, Hécatée de Milet, Charon de Lampsaque, Hellanicus et Phérécide[2] ; Thucydide, successeur d’Hérodote, eut pour continuateurs Théopompe et Xénophon ; il est le point central de l’art historique chez les Grecs. Hérodote

  1. Xénophon, Helléniques, liv. 2.
  2. Creuzer, historiche Kunst der Griechen.