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Puisque la vie et l’histoire sont la même chose, les anciens donnaient à l’historien le même conseil qu’à l’homme, d’être grave. Pour eux, la gravité de l’historien consistait à comprendre tout ce que les affaires humaines ont de sérieux et de profond, à en peser le positif à sa juste valeur, à en peindre les catastrophes et les péripéties avec une large simplicité, de telle façon que l’histoire fût aussi grande et aussi naturelle que la vie. L’art était alors l’expression de l’ame et du caractère ; il ne se détachait pas de l’homme même comme une fantaisie ou un luxe frivole ; celui qui le possédait l’avait reçu du destin, et le fortifiait par le vouloir : l’art se confondait avec la vie. Quel homme de l’antiquité aurait imaginé d’écrire et de se faire historien au caprice d’une velléité arbitraire ? On ne se mêlait d’écrire les vicissitudes humaines qu’avec du génie et avec des circonstances qui venaient provoquer ce génie.

Or, dans la huitième année de la guerre du Péloponèse, Amphipolis, colonie d’Athènes sur le fleuve Strymon, vit tout à coup à ses portes Brasidas le Lacédémonien. Ceux d’Amphipolis qui étaient restés fidèles à Athènes, envoyèrent sur-le-champ, auprès du général athénien commandant en Thrace, Thucydide, fils d’Olorus, qui se trouvait à l’île de Thasos, colonie des Pariens, éloignée d’Amphipolis d’une demi-journée de navigation. Sur cet avis, Thucydide se mit à l’instant en mer avec sept vaisseaux. Mais Brasidas, informé de l’arrivée prochaine de l’Athénien, se hâta d’offrir aux habitans d’Amphipolis des conditions modérées ; la crainte les fit trouver raisonnables, et Thucydide, spectateur impuissant de la reddition de la ville, ne put que protéger le port d’Eion contre les attaques du Spartiate. Les Athéniens irrités bannirent Thucydide. Alors l’exilé résolut définitivement d’écrire l’histoire de cette guerre à laquelle il ne pouvait plus se mêler ; il augmenta le nombre des documens et des notes qu’il avait commencé de recueillir dès l’origine de la guerre ; il employa les richesses que lui fournissaient ses mines de Thrace à acheter des récits fidèles tant des Athéniens que des Lacédémoniens ; d’abord à Égine, ensuite à Skapté Hylé, il regarde, il écoute, il écrit, et il se trouve que le général malheureux et médiocre est un grand historien. Athènes et Sparte peuvent lutter corps à corps et se déchirer ; elles se débattent sous les yeux d’un artiste qui a mission de vouer cette