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pendante, tandis que lui, le moine augustin, jouissait de toute sa liberté ; dans cette lettre, Luther dit très naïvement : Ego nihil timeo, quia nihil habeo.

Jusqu’à cette heure il m’a été impossible de comprendre comment Luther arriva à ce langage dont il s’est servi pour traduire la Bible. Le vieux dialecte souabe avait complètement disparu avec la poésie chevaleresque du temps des empereurs de la maison de Hohenstauffen. Le vieux dialecte saxon, qu’on nomme le plat allemand, n’était répandu que dans une partie du nord de l’Allemagne, et, en dépit de tout ce qu’on a tenté, il n’a jamais pu servir à un usage littéraire. Si Luther s’était servi pour sa traduction de la Bible du langage qu’on parle aujourd’hui dans la Saxe, Adelung aurait eu raison de prétendre que le langage saxon, surtout le dialecte de Meissen, était le haut allemand, c’est-à-dire notre langage littéraire. Mais cette erreur a été réfutée depuis long-temps, et je n’en parle que parce qu’elle est accréditée en France. Le saxon d’aujourd’hui n’a jamais été un dialecte du peuple allemand, aussi peu que le silésien, car l’un et l’autre sont nés de la coloration slave. Je le répète, je ne sais comment est née la langue que nous trouvons dans la Bible de Luther ; mais je sais que par cette Bible dont la jeune presse jeta des milliers d’exemplaires parmi le peuple, la langue luthérienne se répandit dans toute l’Allemagne, et servit partout de langage littéraire. Elle règne encore en Allemagne, et donne à ce pays, fracturé religieusement et politiquement, une unité littéraire. Cet immense service nous dédommage de ce que cette langue, telle qu’elle est aujourd’hui, manque de cette intimité qu’on trouve dans les langues qui se forment d’un seul dialecte. Mais le style de Luther dans la Bible offre ce caractère d’intimité, et ce vieux livre est une source éternelle de rajeunissement pour notre langue. Toutes les expressions et toutes les tournures qu’on trouve dans la Bible de Luther sont allemandes, les écrivains peuvent toujours les employer ; et comme ce livre est dans les mains des classes les plus pauvres, elles n’ont pas besoin de leçons savantes pour s’exprimer dans une forme littéraire. Cette circonstance produira de remarquables effets, s’il arrive jamais qu’une révolution politique éclate parmi nous. Partout la liberté saura parler, et son langage sera biblique.