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LITTÉRATURE FRANÇAISE.

de nos bibliothèques où ils dorment à notre honte, tandis que les autres nations s’empressent à publier les leurs. La France ne serait point épique, bon Dieu ! la France qui arrêta les Sarrazins et marcha en tête des croisades ! la France n’aurait retenu aucun chant de guerre, conservé aucun récit héroïque ! la France au moyen-âge, sans épopée ! Elle en a inondé et défrayé l’Europe.

Mais c’est notre prose surtout, messieurs, qui est notre parure, et qui doit être tout notre soin et tout notre orgueil. Je ne crois pas céder à une faiblesse de vanité nationale en disant que nulle littérature en Europe ne peut lutter sur ce point avec la nôtre. Ici encore, il ne faut rien perdre de ce qui nous appartient ; il ne faut renoncer à aucune portion de notre trésor.

Dès le commencement du xiiie siècle, la prose française a déjà atteint dans l’histoire de Villehardoin un remarquable degré de gravité et un certain air de grandeur ; bientôt plus souple, plus familière, elle descend avec grace à la bonhomie conteuse, à la naïveté touchante du sire de Joinville. C’est la vive allure du fabliau après la majestueuse démarche de l’épopée ; puis voici la chronique de Froissart qui reproduit le mouvement, le désordre, la variété des romans de chevalerie, joutes et tournois, faits d’armes et aventures, avec grand carnage de vilains ; mais de ceux-ci ni mention, ni pitié. Froissart enterre avec lui le moyen-âge vers 1400. Le xve siècle est une transition de la chevalerie à la politique, de la poésie à la réalité que Louis xi représente dans l’histoire, et dans la littérature Commines homme de la trempe de Machiavel, mais moins hardi et moins grand ; puis vient ce prodigieux xvie siècle, ère de l’indépendance de la pensée moderne. Il s’ouvre chez nous par Rabelais qui réunit en lui les deux caractères de son temps, l’étendue de l’érudition et la hardiesse de l’esprit ; toujours attique par le style, jusqu’au sein de la plus grossière licence, réformateur sous le froc, et comme un moine du moyen-âge en gaîté, bafouant toutes choses grandes et petites de son cynisme désordonné. Puis vient Montaigne qui s’en raille plus doucement, plus finement, dans un langage d’un tour moins parfait, mais merveilleusement pittoresque et inattendu, libre, insouciant, ondoyant comme la pensée qui l’entraîne et le ploie et le brise à son gré. Admirables tous deux par l’inimitable emploi de notre langue livrée à elle-même,