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qu’elle est, qu’elle seule reste vivante. Rien n’existe aujourd’hui que ce qui est dans les cœurs. Il n’est pas une tradition, pas une autorité, pas une lettre écrite qui ne tombe en cendre, si vous la touchez de la main. Dans ce bouleversement du réel, l’idée seule subsiste. Elle seule garde sa couronne éternelle sur sa tête, et il n’y a ni peuple ni roi qui la lui puisse ôter. Là où rien ne prend corps tout redevient pensée. Nous marchons et vivons non dans ce qui est, mais dans le fantôme de ce qui doit être et de ce qui sera demain. Ombres que nous sommes, nous sommes nous-mêmes une poésie, et nous ne la voyons pas.

Sans doute l’idéal que chaque peuple s’était fait de l’absolu se dissipe à chaque heure, en Angleterre, en Allemagne comme en France ; car cet idéal, c’était lui-même. Chacun se dépouille de ses traditions locales, de son art indigène, et jette autour de lui cette feuillée de mille ans. Mais de ces ruines particulières se forme la personnalité du genre humain. Un même génie cosmopolite se met à la place des génies différens d’idiomes et de races. Dans cette poétique du monde, toute idée sera à l’aise, et le vers ni la prose ne seront plus en peine d’y trouver le nombre qu’il leur faut de rimes et de pieds.

De là, véritablement, la mission réelle du poète ne fait que commencer. La vie sociale ne s’en est emparée que d’hier, et déjà il ne peut plus mourir tranquille dans son lit. Le temps est passé où il vivait en paix jusqu’au bout sous son clocher. À cette heure il faut qu’il quitte, avec Byron, avec Chateaubriand, avec Lamartine, sa frontière ou son île. Il faut qu’il supporte et la pluie et le vent, et le froid et le chaud, et l’amour et la haine des climats étrangers ; car son cœur est désormais trop grand pour que ni ville ni village le renferme tout entier. Sa vocation religieuse est d’être le médiateur des peuples à venir. Sa parole n’appartient plus à aucun. Dans l’interrègne des pouvoirs politiques, lui seul redevient souverain. Il est déjà le législateur de la grande fédération européenne qui n’est pas encore.

Le voilà donc désormais seul en compagnie avec son cœur ; toutes les imitations sont épuisées ; toutes les réalités sont évanouies ; tous les chemins connus ne mènent qu’au désert ; toutes les vieilles terres ont donné tous leurs fruits. Il faut que ce Chris-