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SOUVENIRS D’UN OFFICIER DE MARINE.

s’étaient trouvés lancés au dehors ; on les voyait alors, sur les flancs et à l’arrière du navire, se pousser, s’entrechoquer, comme s’ils eussent voulu simuler un combat naval. Quelques moutons, précipités dans les flots, faisaient entendre leurs bêlemens plaintifs ; et les cris de ces animaux, mêlés aux gémissemens des vagues et de l’ouragan, arrivaient à nos oreilles d’une manière monotone et sinistre.

— Sais-tu ce que nous disent ces pauvres bêtes ? cria le quartier-maître à un matelot.

Le matelot, secouant la tête, lui répondit :

— Plus de côtelettes de mouton, mes enfans ? Est-ce bien cela, quartier-maître ?

Pendant ces plaisanteries, si naturelles et si ordinaires aux marins, la mer grossissait, et nous avions bouché hermétiquement les sabords ; on avait apprêté les pompes ; on travaillait sans relâche ; tous les bras étaient à l’œuvre ; les seaux se remplissaient pour se vider avec une rapidité étonnante, et l’eau qui avait inondé la cale ne se vidait que peu à peu. Le danger était imminent ; mais nous avions dans l’excellence du navire une telle confiance, qu’on travaillait avec joie et courage. Bientôt un changement aussi effrayant que soudain se manifesta dans la nature ; la mer et le ciel furent ensevelis dans une obscurité profonde, et les plus hardis d’entre nous tremblèrent à l’approche du danger qui nous menaçait. En effet, la nuit succéda tout à coup à la clarté brillante du jour ; l’Océan, immobile comme la mort, prit la teinte noire de l’encre ; l’extrémité de l’horizon paraissait seule agitée ; le vent tomba et fit place à un calme effrayant ; les nuages, croissant, s’amoncelant sans cesse, descendirent, s’abaissèrent, remplissant bientôt de leur masse superposée la voûte ténébreuse du ciel, et vinrent s’appuyer sur la pointe de nos mâts comme pour nous engloutir. Cependant il ne pleuvait pas encore ; la masse nuageuse était calme, comme si le génie des tempêtes, pendant ce silence lugubre, amassait, réunissait toutes ses forces pour mieux commencer la lutte. Pas une goutte de pluie pour rafraîchir l’atmosphère ; pas le plus léger murmure pour rompre cette immobilité sinistre. La nature, les élémens, étaient silencieux, muets, immobiles. Oh ! combien cette attente de la tempête nous paraissait plus