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fallut dix hommes pour le tirer à bord. Il fut hissé plus mort que vif ; la corde était entrée si profondément dans les chairs, que sa vie pendant plusieurs jours fut sérieusement en danger… C’est un beau métier que celui de matelot ! —

C’est surtout en lisant les curieux souvenirs de Tom Cringle, les mille aventures qui signalèrent ses campagnes sur mer, qu’on peut faire cette réflexion : Le beau métier que celui de matelot ! Les pauvres recrues auxquels Tom Cringle joua un si méchant tour à Cove, et la Torche elle-même, eurent une bien triste fin.

— Nous faisions voile pour la Jamaïque ; les officiers, encore à table, riaient, buvaient, chantaient ; depuis quatre jours nous fuiions les Bermudes, favorisés par le vent ; le soir avait déjà répandu ses ombres ; la mer sifflait, bruissait, écumait ; la brise s’élevait peu à peu, les vagues croissaient, l’air devenait plus humide, et le bruit lointain des élémens était pour nous un indice prophétique d’un orage prochain. Mais, peu soucieux de ces menaces de la nature, nos chansons, nos joyeux propos, n’en continuaient pas moins.

Tout à coup la tête chauve du vieux maître canonnier, semblable à quelque apparition fantastique de sinistre présage, vint se placer dans l’espace vide que laissait la porte entr’ouverte.

— Mille pardons, monsieur Splinter, dit-il en s’adressant au lieutenant.

— Qu’y a-t-il, Kennedy ?

— Il y a, répondit le vieillard en hochant la tête, il y a, monsieur Splinter, que j’entends distinctement le bruit d’une voile ou celui d’un bâtiment qui glisse sur l’onde ; mais je n’y puis rien voir, et je ne connais que l’œil de M. Cringle qui soit assez perçant pour distinguer quelque chose dans une nuit si noire.

— Bon, pensai-je, mon ami Thomas, à toi la corvée. Quitter la table pour aller bayer aux étoiles, c’est très bien pour un amoureux ; mais un affamé !

M. Cringle pourrait demeurer sur le gaillard jusqu’au lever de la lune ; elle ne tardera pas à paraître, et alors tout sera dit.

— Eh bien ! Tom, voulez-vous y aller ? me dit le lieutenant.

Voulez-vous…, c’était une prière ; mais Thomas avait déjà assez d’expérience pour savoir qu’une prière faite par un chef est un ordre auquel il faut se hâter d’obéir, aux risques des conséquences.