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Johnson se plaignait de ce que la littérature anglaise était stérile en ouvrages de cette espèce, beaucoup d’hommes distingués ont ajouté ce fleuron à notre couronne. Nous n’avions, avant Johnson, que des biographies individuelles assez remarquables, la Vie de Cowley, par Sprat, et l’Apologie de Cibber. Samuel, le premier, traita la biographie comme une œuvre d’art. Il écrivit ses Poètes, galerie de portraits dans laquelle se retrouvent à la fois la physionomie extérieure, et, si on peut le dire, la physionomie intime de tous les hommes dont il parle. En ce genre, je ne connais aucun écrivain qui l’ait égalé.


Boswell, qui lui succéda, fit la biographie de Johnson d’une manière tout-à-fait opposée à celle de son maître. Au lieu d’un résumé brillant et profond, ce ne fut qu’une série d’anecdotes plus ou moins intéressantes, de détails minutieux, de petites circonstances, qui toutes se rapportaient au grand homme. Il montra Johnson dans toutes ses attitudes, sous tous ses aspects ; il le montra entouré des hommes d’esprit de l’époque ; il ne se permit pas d’indiquer au lecteur le jugement qu’il fallait porter ; il se contenta de faire le journal complet de toutes les actions de son héros. De mauvais copistes le suivirent à la trace, et nous donnèrent des volumes entiers sur des hommes obscurs, auteurs de livres également inconnus. Ils prêtèrent de l’importance à des personnages qui n’en avaient jamais eu, et nous apprirent en mille pages in-folio ce que personne ne se souciait d’apprendre[1].


À la tête de nos biographes il faut placer James Currie, médecin distingué, excellent homme, qui, après la mort de Burns, se chargea de mettre en ordre les papiers que laissait après lui le malheureux poète, et fit servir cette édition à soulager les besoins de la veuve et des enfans, qui restaient sans protecteur dans la triste chaumière de Burns. Cette œuvre d’amour et de charité fut couronnée de tout le succès qu’elle méritait.

  1. Quelle que soit la pureté du style de Samuel Johnson, ses appréciations des poètes modernes sont très souvent fausses ; le sentiment poétique lui manquait. Son meilleur ouvrage est un Dictionnaire de la langue anglaise, chef-d’œuvre d’érudition, de discernement et de bon sens. Puisque l’auteur de ces esquisses le nomme comme biographe, il aurait dû le citer aussi comme auteur de Rasselas, roman moral et allégorique, assez peu amusant, mais dans lequel la force de la pensée et la sévérité de la morale remplacent l’intérêt qui manque à cette œuvre. Quant à Boswell, c’est un anecdotier qui ressemble beaucoup à Dangeau, et qui s’est attaché à la vie du géant littéraire, comme ce gentilhomme, le niais de la cour de Louis xiv, s’attacha au géant monarchique. Son ouvrage sur Johnson est sans esprit, mais plein de détails curieux sur les mœurs de cette époque.