Page:Revue des Deux Mondes - 1834 - tome 1.djvu/200

Cette page a été validée par deux contributeurs.
196
REVUE DES DEUX MONDES.

Ce triomphe universel de la prose sur la poésie, qui, après tout, n’annonçait qu’un progrès vers la maturité, vers l’âge viril du genre humain, on crut y voir un signe de mort. Tous s’imaginèrent, comme avant l’an 1000, que le monde allait finir. Plusieurs se hasardèrent à prédire l’époque précise. D’abord ce devait être l’an 1260 ; puis l’on obtint un sursis jusqu’en 1303, jusqu’en 1335 ; mais, en 1360, le monde était sûr de sa fin ; il n’y avait plus de rémission.

Rien ne finissait pourtant ; tout continuait, mais tout semblait s’obscurcir et s’enfoncer dans les ténèbres ; le monde s’effrayait, il ne savait pas que par la nuit il allait au jour. De là ces vagues tristesses qui n’ont jamais su se comprendre elles-mêmes. De là les molles douleurs de Pétrarque, et ces larmes intarissables qu’il regarde puérilement tomber une à une dans la source de Vaucluse. Mais c’est à l’auteur de la Divine Comédie qu’il est donné de réunir tout ce qu’il y a alors en l’homme de trouble et d’orage. Délaissé par le vieux monde, et ne voyant pas l’autre encore, descendu au fond de l’enfer, et distinguant à peine les douteuses lueurs du purgatoire, suspendu entre Virgile qui pâlit et Béatrix qui ne vient pas, tout ce qu’il laisse derrière, lui paraît renversé, à contresens. La pyramide infernale lui semble porter sur la pointe. Cependant, par cette pointe, les deux mondes se touchent, celui des ténèbres et celui du jour. Encore un effort, la lumière va reparaître ; et le poète, ayant franchi ce pénible passage, pourra s’écrier : « La douce teinte du saphir oriental qui flotte dans la sérénité d’un air pur a réjoui le regard consolé ; j’en suis sorti de cette morte vapeur qui contristait mon cœur et mes yeux. »


Messieurs, ne désespérez jamais. De nos jours, comme au temps de Dante, vous entendrez souvent des paroles de tristesse et de découragement. On vous dira que le monde est vieux, qu’il pâlit chaque jour, que l’idée divine s’éclipse ici-bas. N’en croyez rien ; pour moi, si je pensais qu’il en fût ainsi, jamais je n’aurais entrepris de vous raconter cette triste histoire, jamais je ne serais monté dans cette chaire. Non, messieurs, au milieu des variations de la forme, quelque chose d’immuable subsiste. Ce monde où nous vivons est toujours la cité de Dieu. L’ordre civil, si chèrement