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purent reposer nulle part, l’auteur de la Jérusalem, et celui de la divine comédie, l’Exilé de Florence, le contemplateur errant des trois mondes, ils s’arrêtèrent ici un instant. Au xviie siècle, cette enceinte renouvelée par Richelieu fut témoin des premiers essais du Platon chrétien, de Mallebranche, et des rudes combats d’Arnaud. À deux pas de cette maison, furent élevés Fénélon, Molière et Voltaire. À l’ombre des murs extérieurs de cette chapelle, écrivirent Pascal et Rousseau. Ici même, dans l’obscurité d’une petite rue voisine, un étudiant, un jeune homme de vingt-cinq ans, M. Turgot, posa dans une thèse les véritables bases de la philosophie de l’histoire. L’histoire, messieurs, celle de la philophie, de la littérature, des événemens politiques, avec quel éclat elle a été récemment professée dans cette chaire, la France ne l’oubliera jamais. Qui me rendra le jour où j’y vis remonter mon illustre maître et ami, ce jour où nous entendîmes pour la seconde fois cette parole simple et forte, limpide et féconde, qui dégageant la science de toute passion éphémère, de toute partialité, de tout mensonge de fait ou de style, élevait l’histoire à la dignité de la loi ?

Telle a été, messieurs, des temps les plus anciens jusqu’au nôtre, la noble perpétuité des traditions qui s’attachent au lieu où nous sommes. Cette maison est vieille ; elle en sait long, quelque blanche et rajeunie qu’elle soit ; bien des siècles y ont vécu ; tous y ont laissé quelque chose. Que vous la distinguiez ou non, la trace reste, n’en doutez pas. C’est comme dans un cœur d’homme ! Hommes et maisons, nous sommes tous empreints des âges passés. Nous avons en nous, jeunes hommes, je ne sais combien d’idées, de sentimens, antiques, dont nous ne nous rendons pas compte. Ces traces des vieux temps, elles sont en notre ame confuses, indistinctes, souvent importunes. Nous nous trouvons savoir ce que nous n’avons pas appris ; nous avons mémoire de ce que nous n’avons pas vu ; nous ressentons le sourd prolongement des émotions de ceux que nous ne connûmes pas. On s’étonne du sérieux de ces jeunes visages. Nos pères nous demandent pourquoi, dans cet âge de force, nous marchons pensifs et courbés. C’est que l’histoire est en nous, les siècles pèsent, nous portons le monde.