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dans un rang inférieur dont elles ne pouvaient sortir, ces dernières ont profité de la protection du nouveau gouvernement. Pour se venger de leurs anciennes maîtresses, elles prirent leur costume et leurs habitudes ; au théâtre, dans les promenades, on les vit rivaliser de luxe et de toilette avec les premières dames de la colonie, et celles-ci, humiliées d’une égalité qui heurtait leurs préjugés les plus forts, abandonnèrent la place et cédèrent tous les lieux publics à ces rivales triomphantes. Après une longue neutralité entre les deux partis, les habitans prirent enfin fait et cause pour les dames du pays, et à défaut de la résistance physique qui était impossible, une violente opposition morale éclata de toutes parts. Les Anglais et leurs partisans furent expulsés des sociétés françaises dont une animosité très vive fit fuir la liberté et la gaieté : la politique et les récriminations devinrent les seuls sujets de conversation, et garder la neutralité fut impossible pour quiconque fréquentait la société. Les autorités furent même obligées de faire fermer le théâtre où l’on jouait de préférence les pièces qui pouvaient offrir le plus d’allusions hostiles à la nation anglaise, et qui étaient applaudies avec une sorte de fureur par une jeunesse ardente et exaltée. Tel est en abrégé le tableau que fait M. Laplace de la situation actuelle de l’Île de France, et sous le rapport de la décadence commerciale, il s’applique à toutes les colonies à esclaves, surtout à celles de l’Amérique. Toutes sans exception ont vu s’évanouir, depuis à peu près huit ans, cette prospérité subite que leur avaient amenée les premières années de paix.

Bourbon, de tout temps éclipsée par sa brillante rivale, n’a commencé à jouer un rôle important que depuis le traité de 1814 qui l’a rendue à la France. Son sol âpre, hérissé de montagnes, ses côtes semées d’écueils et n’offrant que de mauvais abris aux navires, en la privant de relations avec l’Europe et la jetant dans une espèce d’isolement, avaient imprimé au caractère de ses habitans quelque chose d’agreste que sa nouvelle fortune n’a pas encore entièrement effacé. Les familles les plus anciennes, les plus riches de l’Île, exerçaient dans les différens quartiers une influence qui aurait pu être considérée comme de l’autorité, et dirigeaient l’opinion et la conduite de la masse des habitans dont les intérêts dépendaient des leurs. À la paix de grands changemens eurent