Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/609

Cette page a été validée par deux contributeurs.
605
COMMENT JE DEVINS AUTEUR DRAMATIQUE.

Car, grâce à cet amour excessif, elle n’avait jamais voulu me quitter ; et, lorsqu’on saura que je suis né à Villers-Cotterets, petite ville de deux mille ames à peu près, on devinera tout d’abord que les ressources n’y étaient pas grandes pour l’éducation : il est vrai que tout ce que la ville présentait de ressources sous ce rapport avait été mis à contribution. Un bon et brave abbé, que tout le monde aimait et respectait, plus encore à cause de sa dilection et de son indulgence pour ses paroissiens qu’à cause de son savoir, m’avait donné, pendant cinq ou six ans, des leçons de latin, et m’avait fait faire quelques bouts-rimés français. Quant à l’arithmétique, trois maîtres d’école avaient successivement renoncé à me faire entrer les quatre premières règles dans la tête : en échange, et sous beaucoup d’autres rapports, je possédais les avantages physiques que donne une éducation agreste, c’est-à-dire que je montais tous les chevaux, que je faisais douze lieues pour aller danser à un bal, que je tirais assez habilement l’épée et le pistolet, que je jouais à la paume comme saint Georges, et qu’à trente pas je manquais très rarement un lièvre ou un perdreau.

Ces avantages, qui m’avaient acquis une certaine célébrité à Villers-Cotterets, devaient me présenter bien peu de ressources à Paris. Après avoir gravement réfléchi et m’être mûrement examiné, je tombai d’accord avec moi-même que je n’étais bon qu’à faire un employé. Tous mes soins devaient donc tendre à me procurer une place dans ce qu’on appelle génériquement les bureaux.

Mes préparatifs faits, et la chose ne fut pas longue, je sortis pour annoncer à toutes mes connaissances que je partais pour Paris.

Je rencontrai dans la rue l’entrepreneur des diligences ; il m’aimait beaucoup, parce qu’il m’avait donné les premiers élémens du jeu de billard, et que j’avais admirablement profité de ses leçons. Il me proposa de faire la partie d’adieu : nous entrâmes au café ; je lui gagnai ma place à la voiture ; c’était autant d’économisé sur mes cinquante-trois francs.

Dans ce café, se trouvait un ancien ami de mon père ; il avait, outre cette amitié, conservé pour notre famille quelque reconnaissance : blessé à la chasse, il s’était fait un jour transporter chez nous.