Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 4.djvu/574

Cette page a été validée par deux contributeurs.
570
REVUE DES DEUX MONDES.

telle ou telle classe même de lecteurs, qui le jugent pourtant et le jugent mal ; mais nul, fût-ce Dante, n’a plus d’imagination que le public en masse. Voilà pourquoi l’intervention du temps qui accroît le nombre et la compétence des juges est si nécessaire aux arrêts en matière de goût ; voilà pourquoi l’heure vient toujours, où il se trouve assez d’imagination dans la société pour rendre justice aux grands poètes.

D’ailleurs on m’aurait mal compris, si l’on concluait de ce qui précède qu’il y a opposition ou dissonance entre la poésie et la raison. Nullement ; elles ne sonnent pas, il est vrai, à l’unisson ; elles suivent en cela la loi des accords ; l’intervalle est plus ou moins hardi, plus ou moins difficile à saisir, mais il est exact et harmonique : il ne faut que posséder le sens nécessaire pour le percevoir. Il existe entre la poésie et la raison une conformité secrète et finale que le temps révèle ; quelques anneaux de la chaîne qui les unit ont beau n’être pas visibles, la chaîne existe ; il n’y a pas solution de continuité. Le rapport de la science à la poésie n’est pas un rapport de simultanéité, mais de précession, pour ainsi dire ; c’est celui du jour à l’aurore, du parfum à la fleur. Ces rapports délicats peuvent échapper aux sens vulgaires, mais n’échappent pas au sens poétique ; la science elle-même, un peu plus tôt ou un peu plus tard, les découvre et les manifeste. Pour être appréciée à sa valeur, la poésie a besoin d’être jugée par l’imagination d’aujourd’hui et par la science de demain.

Nous avons dit que la philosophie moderne, qui a fait plusieurs beaux travaux psychologiques, a trop négligé l’étude de l’imagination. Nous trouverions, au besoin, la preuve de cette assertion dans un des morceaux, en petit nombre, où l’école psychologique actuelle a essayé de déterminer la nature et les fonctions du génie poétique. On lit le passage suivant dans une dissertation de M. Jouffroy, d’ailleurs pleine de vues élevées sur la philosophie de l’histoire :

« La poésie chante les sentimens de l’époque sur le beau et le vrai. Elle exprime la pensée confuse des masses d’une manière plus animée, mais non plus claire, parce qu’elle sent plus vivement cette pensée, sans la comprendre davantage. La philosophie la comprend. Si la poésie la comprenait, elle deviendrait la philosophie, et disparaîtrait. Voilà pourquoi Pope et Voltaire sont des philosophes et non des poètes. Voilà pourquoi la poésie est plus