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DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.
AHASVÉRUS.

Mon banc est rempli, il n’y a de place pour personne.

LE CHRIST.

Et sur ton seuil ?

AHASVÉRUS.

Il est vide, et la porte est fermée au verrou.

LE CHRIST.

Touche-la de ton doigt, et tu entreras pour prendre un escabeau.

AHASVÉRUS.

Va-t’en par ton chemin !

LE CHRIST.

Si tu voulais, ton banc deviendrait un escabeau d’or à la porte de la maison de mon père.

AHASVÉRUS.

Va blasphémer où tu voudras. Tu fais déjà sécher sur pied ma vigne et mon figuier. Ne t’appuie pas à la rampe de mon escalier ; il s’écroulerait en t’entendant parler. Veux-tu m’ensorceler ?


LE CHRIST.

J’ai voulu te sauver.

AHASVÉRUS.

Devin, sors de mon ombre. Ton chemin est devant toi ; marche, marche.

LE CHRIST.

Pourquoi l’as-tu dit ? Ahasvérus, c’est toi qui marcheras jusqu’au jugement dernier, pendant plus de mille ans. Va prendre tes sandales et tes habits de voyage ; partout où tu passeras, on t’appellera le Juif errant. C’est toi qui ne trouveras ni siège pour t’asseoir, ni source de montagne pour t’y désaltérer. À ma place, tu porteras le fardeau que je vais quitter sur la croix. Pour ta soif, tu boiras ce que j’aurai laissé au fond de mon calice. D’autres prendront ma tunique ; toi, tu hériteras de mon éternelle douleur. L’hysope germera dans ton bâton de voyage, l’absinthe croîtra dans ton outre, le désespoir te serrera les reins dans ta ceinture de cuir. Tu seras l’homme qui ne meurt jamais. Pour te voir passer, les aigles se mettront sur le bord de leur aire ; les petits oiseaux se cacheront à moitié sous la crête des rochers ; l’étoile se penchera sur sa nue pour entendre tes pleurs tomber, goutte à goutte, dans l’abîme.