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DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.

légende ; car, malgré la promesse placée à la tête du morceau précédent, sa pensée à cet égard est restée pour nous fort obscure. Le plan des premières scènes, tel qu’il l’a esquissé, nous offre moins les linéamens d’une vaste évolution épique, que des matériaux condensés, propres à composer une tragédie, ou plutôt une comédie ; car le caractère d’Ahasvérus, voulant ramener Jésus à son étroite manière de voir, est une conception entièrement comique. En faisant figurer dans la scène du Calvaire le voile de sainte Véronique, sur lequel Ahasvérus lit son arrêt, Goethe a montré un sentiment profond de ces deux légendes ; mais, d’une autre part, c’est avoir méconnu bien malheureusement l’esprit de la tradition, que d’avoir voulu faire d’Ahasvérus, prédestiné à une vie et à une douleur éternelles, une espèce de joyeux compagnon à la manière de Hans Sasche. Il est probable que, même après la catastrophe, le poète nous eût montré son sardonique voyageur raillant éternellement le monde de son éternelle folie. Mais cette humeur joviale est le contre-pied de la tradition. On ne l’a jamais vu rire, disent les relations qui, sur ce point, sont unanimes. Enfin, si l’on veut savoir toute notre pensée sur ce canevas, il nous semble que l’auteur de Faust est infiniment éloigné d’avoir compris la haute portée de ce sujet. Son plan est spirituel et ingénieux à la manière moderne, mais peu poétique et nullement religieux. Aussi est-il resté dans le portefeuille du grand artiste, qui paraît en avoir jugé comme nous.

Un autre célèbre poète allemand, Schubart, a voulu tenter aussi cette épopée, mais sans pouvoir non plus la mener à bien. On trouve dans ses œuvres un fragment lyrique, Eine lyrische rhapsodie, sur le Juif éternel. Ce fragment, composé d’une centaine de fort beaux vers, est dans la mémoire de tous les Allemands instruits. C’est un morceau d’une très éclatante et très harmonieuse poésie, et qui perdrait la meilleure partie de son mérite à être traduit. Le poète décrit dans cette pièce, avec la plus grande énergie, les nombreux et inutiles efforts que fait Ahasvérus pour sortir de la vie. Ce malheureux essaie toutes les tortures de la mort, et ne peut mourir. Il se précipite dans le gouffre de l’Etna, et il en est rejeté vivant ; il marche au devant de la mitraille, et il ne peut mourir ! Il cherche la rencontre des animaux féroces, la hache des