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DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.

prit que sur les intérêts de ce monde, se sentait cependant une affection décidée pour notre Seigneur, et le meilleur moyen qu’il trouvât pour prouver son attachement à l’être supérieur dont il ne comprenait pas les intentions, était de tâcher de l’amener à sa manière de voir et d’agir. Il pressait le Christ de renoncer à sa vie contemplative, de cesser d’errer par les chemins au milieu d’une foule oisive, et de ne plus détourner le peuple du travail pour l’emmener au désert. Un peuple rassemblé, lui disait-il, est bien près d’être un peuple révolté, et il n’y a rien de bon à en attendre.

« Le Seigneur, au contraire, tâchait de lui faire comprendre par des paraboles son but et ses vues élevées ; mais ses paroles ne pouvaient porter de fruits dans cet esprit grossier. Lorsque le rôle de Jésus-Christ, de plus en plus éclatant, lui eut donné l’importance d’un personnage public, le bon artisan insistait plus vivement. Il représentait à Jésus qu’il s’ensuivrait des troubles et des séditions ; bientôt il serait contraint à se déclarer chef de parti, et ce ne pouvait être son intention. Or, l’évènement arriva comme on le sait. Jésus fut pris et condamné : l’irritation d’Ahasvérus ne fit qu’augmenter quand il vit entrer dans son atelier Judas, traître en apparence envers le Seigneur, et qui lui raconta, dans son désespoir, ce qu’il avait fait, et le mauvais succès de son action. Ce disciple s’était persuadé, comme beaucoup d’autres partisans les plus habiles de Jésus, que le Christ finirait par se déclarer chef du peuple. Il avait voulu, par un moyen désespéré, pousser vers ce dénoûment les temporisations jusque-là invincibles de son maître. Dans ce but, il avait excité les prêtres à prendre des mesures violentes, devant lesquelles ils avaient jusqu’alors reculé. De leur côté, les disciples s’étaient pourvus d’armes ; et le succès n’eût pas été douteux, si le Seigneur ne s’était livré lui-même et n’eût empêché leur résistance. Ahasvérus, loin de montrer de l’indulgence à Judas, augmenta le désespoir de l’ex-apôtre, qui jugea n’avoir plus rien à faire que de s’aller pendre aussitôt.

« Cependant Jésus, conduit à la mort, passe devant la boutique du cordonnier. C’est alors que s’ouvre la scène que l’on connaît[1]. Le Sauveur succombe sous le fardeau de la croix, et Si-

  1. Le traducteur des Mémoires de Goethe intercale en cet endroit trois mots