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Cette légende, créée d’abord, comme toutes les légendes, par l’imagination populaire, cette laborieuse ouvrière qui tisse incessamment sa trame poétique, détournée peu après par la scolastique, et employée aux besoins de la controverse, devait finir par rentrer dans le domaine de l’art, auquel surtout elle appartient. Un homme aujourd’hui vivant, et qui a été contemporain du Christ, un homme qui a conversé avec les premiers martyrs, qui a vu de ses yeux la chute du colosse romain, l’invasion des barbares, le moyen-âge, avec ses arts, ses croyances, ses monumens ; un homme rassasié de jours et qui ne peut mourir ; un homme condamné à disparaître le dernier de la création ; dont les mains doivent fermer les paupières de l’humanité et ensevelir le monde dans le linceul du néant ; une fiction à la fois si grandiose et si populaire, devait passer du répertoire des ménétriers de village sur les lyres des plus grands poètes. Goethe, dans sa jeunesse et dans la plus grande vigueur de son génie (en 1774, l’année même de la publication de Werther), eut l’idée de prendre cette histoire pour le sujet d’une épopée.

« À cette époque, dit-il dans le xve livre de ses Mémoires, toutes les pensées dont je m’occupais avec amour formaient aussitôt une sorte de cristallisation poétique. Comme j’étudiais alors les opinions des Frères Moraves, je conçus l’idée singulière de prendre pour sujet d’un poème épique l’histoire du Juif éternel, gravée depuis long-temps dans ma mémoire par la lecture des livres populaires. Je voulais me servir de cette légende comme d’un fil conducteur pour représenter toute la suite de la religion et des révolutions de l’Église. Voici comment je disposais la fable de ce poème et le sens que j’y attachais : Il existait à Jérusalem un cordonnier nommé Ahasvérus. Mon cordonnier de Dresde me fournissait les principaux traits de la physionomie de ce personnage. Je lui donnais la bonne humeur et l’esprit jovial d’un artisan tel que Hans Sasche, et j’ennoblissais son caractère par l’inclination que je lui prêtais pour le Christ. En travaillant dans sa boutique, Ahasvérus aimait à causer avec les passans : il les raillait et parlait à tous leur langage, à la manière de Socrate. Ses voisins et d’autres gens du peuple s’arrêtaient volontiers à l’écouter ; des pharisiens, des saducéens, venaient le voir, et le Sauveur lui-même, avec ses disciples, le visitait quelquefois. Cet artisan, qui n’exerçait son es-