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DE LA NATURE DU GÉNIE POÉTIQUE.

survécu en Allemagne à la réforme de Luther, et être restée admise presque comme une vérité de dogme, même par les communions dissidentes.

Plus près de nous encore nous trouvons des traces de cette croyance. En 1641, un baron autrichien, et en 1643 un médecin qui revenait de Palestine, ont raconté qu’un capitaine turc avait montré Joseph à un noble vénitien nommé Bianchi. Le pauvre Juif était alors retenu sous bonne garde au fond d’une crypte à Jérusalem ; il était vêtu de son ancien costume romain, exactement comme au temps du Christ. Il n’avait d’autre occupation que de marcher dans la salle sans rien dire ; de frapper de sa main contre le mur et quelquefois contre sa poitrine, pour témoigner son regret d’avoir frappé la sainte face du Seigneur. Je trouve ces détails dans un ouvrage anonyme publié en allemand au milieu du xviie siècle, sous le titre singulier de Relation, ou bref récit de deux témoins vivans de la passion de notre Sauveur.

L’idée bizarre de faire servir l’existence du Juif errant à la démonstration des vérités évangéliques, s’aperçoit déjà dans la narration de Matthieu Paris, qui se sert, en parlant de Cartaphilus, de ces mots remarquables : Argumentum christianœ fidei. Mais, ce qui est bien plus extraordinaire, et ce qui prouve la vitalité indestructible de cette tradition, c’est une dissertation théologique imprimée à Jena en 1668. L’auteur de cette thèse, Martin Dröscher, comme celui de l’opuscule anonyme, profite de la double tradition relative au Juif errant pour tâcher de produire deux témoins au lieu d’un de la passion du Christ. La majeure partie de cet opuscule est employée à établir la dualité du Juif et à prouver que Cartaphilus et Ahasvérus sont bien deux personnages différens. Quant à la vérité du fait, elle est à peine mise en question[1].

  1. Cette pièce, vraiment curieuse, est intitulée : « Dissertatio theologica de duobus testibus vivis passionis dominicæ, quam auxiliante Jesu Nazareno crucifixo, sub umbone Dn. Sebastiani Niemanni S. S. Th. D. in inclyta propter Salam academia publico eruditorum examini subjicit Martinus Dröscher ad diem xiij octobris. » Jena, 1668, in-8o. — Le savant Schudt, qui cite cette pièce dans son Compendium historiœ judaicœ, l’attribue par une bien singulière distraction à Sébast. Niemann.