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sa maison, il l’avait repoussé, et lui avait dit durement de passer son chemin, à quoi le Christ lui avait fait la réponse qui est si connue. Ce Juif avait le maintien très posé et très discret. S’il entendait blasphémer, il disait avec un soupir et dans une horrible angoisse : Ô malheureux homme ! malheureuse créature ! faut-il que tu abuses ainsi du nom de Dieu et de son cruel martyre ? Si tu avais vu, comme moi, combien l’agonie fut pesante et amère au Christ, pour l’amour de toi et de moi, tu aimerais mieux souffrir les plus grands maux que de blasphémer son nom ! Quand on lui offrait de l’argent, jamais il ne prenait plus que deux schellings, et encore en distribuait-il sur-le-champ une partie aux pauvres, déclarant que Dieu pourvoierait bien lui-même à ses besoins. Jamais on ne l’a vu rire. Dans quelque pays qu’il allât, il en parlait toujours la langue ; c’est ainsi qu’à cette époque il s’exprimait très bien en saxon. Il y a beaucoup de gens de qualité qui ont vu cet homme en Angleterre, en France, en Italie, en Hongrie, en Perse, en Pologne, en Suède, en Danemarck, en Écosse et en d’autres pays ; comme aussi en Allemagne, à Rostock, à Weimar, à Dantzig, à Koenigsberg. En l’année 1575[1], deux ambassadeurs du Holstein, et particulièrement le secretarius Christophe Krauss, l’ont rencontré à Madrid, toujours le même de figure, d’âge, de vie et de costume ; en l’année 1599, il se trouvait à Vienne, et en 1601, à Lubeck. Il a été rencontré l’an 1616, en Livonie, à Cracovie et à Moscou, par beaucoup de personnes qui se sont même entretenues avec lui. »

Ces témoignages datés de la fin du xvie siècle et du commencement du xviie, ces certificats de présence, signés par des hommes graves, tels que le secretarius Christophe Krauss et le docteur Paulus de Eitzen, sont infiniment plus extraordinaires et plus curieux, vu leur date, que ceux que nous trouvons au xiiie siècle dans Matthieu Paris. Il fallait que cette légende singulière eût jeté de bien profondes racines au moyen âge, pour avoir ainsi

  1. Rodolphe Bouthrays, Botereius, regis historiographus latinus, avocat au parlement de Paris, qui écrivit, en 1610, De rebus in Galliâ et pene toto orbe gestis, rapporte, liv. xi, p. 172, avec une très légère nuance d’incrédulité, l’histoire du Juif errant, et notamment son passage à Hambourg en 1564.