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LITTÉRATURE ANGLAISE.

avec grace ; son imagination, quand il l’abandonne à son essor naturel, est hardie et originale.

Geneviève, admirable poème, rappelle les vieux troubadours et se pare de tous les prestiges de la chevalerie chrétienne. Le Vieux Matelot (Old Mariner) est un chant de mer, et Christabel un chant des cieux, dans lequel la Muse s’est élancée jusqu’aux dernières limites de l’invention et de la vraisemblance. Dans son hymne intitulé : Incendie, Famine et Massacre, il a ranimé l’inspiration des sibylles et des furies, et prêté à ces agens de ruine et de malheur un langage digne d’eux. Chacun de ces poèmes est un chef-d’œuvre dans son genre[1]. Christabel, il est vrai, n’est qu’un fragment, dont la conception d’ailleurs est si extraordinaire, que même ces critiques rares qui ont de la poésie dans la pensée et dans l’ame, reculent devant une création si bizarre. Mais l’auteur prête à la superstition une grandeur surnaturelle ; et, sans s’écarter des croyances populaires, il atteint ce qu’il y a de plus sublime et de plus terrible à la fois dans le monde invisible. Souvent, lorsque Coleridge a ouvert au public les portes miraculeuses de sa poésie, il s’arrête tout à coup, se tait, les referme et nous laisse dans l’obscurité, soit que la source de son inspiration se trouve tarie, ou qu’il refuse d’entraîner après lui, dans des régions inconnues, les intelligences vulgaires. L’inspiration première de Christabel se trouve évidemment dans la légende gothique de Merlin,

  1. Il y a quelque chose d’incomplet et de vague chez Coleridge, qui nous semble trahir une faiblesse involontaire d’intelligence. Personne ne cause mieux que lui ; nul ne disserte avec plus d’abondance, d’élégance, de grace, d’érudition, sur tous les sujets imaginables. Il est permis à l’homme qui cause de négliger la correction et la fixité de sa propre pensée, de ne pas formuler toujours nettement son opinion, et d’abandonner les rênes de la causerie à une négligente et brillante facilité ; mais quand le poète veut créer, il est bien forcé d’imiter Dieu, de renfermer sa pensée dans des limites matérielles, de la façonner en artiste, de lui donner une expression précise et arrêtée. C’est ce qui manque presque toujours à Coleridge. Son élan se perd sans s’achever. Sa verve éclate sans résultat. On ne sait guère à quoi se rattachent les plus beaux fragmens de ses œuvres. Un somnambulisme bizarre les a dictées ; elles commencent comme un rêve, elles finissent comme un rêve. La bienveillance de M. Cunningham lui a fait trouver d’ingénieuses excuses pour ce défaut que nous ne pouvons nous empêcher de signaler. Ce qui manque à Coleridge, c’est la concentration ; sa pensée touche à la fois à toutes les limites de la circonférence intellectuelle ; il est érudit, poète, superstitieux, philosophe, moraliste ; il veut trop accomplir ; les ailes de sa Muse se referment ; elle tombe, et s’assoupit sur le sol.