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REVUE DES DEUX MONDES.

— C’est la fontaine que M. de Florian a immortalisée, en faisant passer sur ses bords la première scène de son roman de Claudine.

— Ah ! ah ! diable, et elle n’a pas d’autre titre à la curiosité des voyageurs ?

— Non, monsieur, si ce n’est qu’elle est située à mi-chemin de la montée de Chamouny à la Mer de glace.

— À mi-chemin ?

— Juste.

— Mon ami, voulez-vous que je vous donne un conseil ?

— Volontiers, monsieur.

— Eh bien ! c’est de ne jamais oublier, dans l’intérêt de l’immortalité de votre fontaine, d’ajouter, comme vous venez de le faire, son second titre au premier : vous verrez auquel des deux nos voyageurs seront le plus sensibles.

En effet, la route du Montanvert est une des plus exécrables que j’aie faites : vers la fin de l’année surtout, lorsque les gens de pied et les mulets l’ont dégradée, les parties étroites du chemin s’éboulent, et alors la surface plane disparaît, et fait place à un plan incliné. Or, c’est comme si l’on marchait à une hauteur de deux mille pieds sur un toit d’ardoise : un faux pas, une distraction, un point d’appui qui manque, et vous roulez jusque dans la source de l’Arveyron que vous entendez gronder au fond de ce précipice, et où vous précèdent, comme pour vous montrer le chemin, les pierres auxquelles un simple déplacement fait perdre l’équilibre, et que dès-lors leur poids seul suffit pour entraîner.

C’est par cet aimable chemin qu’on grimpe, plutôt qu’on ne monte, pendant l’espace de trois heures à peu près ; puis l’on aperçoit une masure perdue dans les arbres, c’est l’auberge des Mulets ; vingt pas plus loin, une petite maison s’élève dominant la Mer de glace, c’est l’auberge des Voyageurs. Si je n’avais peur d’être taxé de partialité pour l’espèce humaine, j’ajouterais que les quadrupèdes sont là beaucoup mieux traités que les bipèdes, attendu qu’ils trouvent dans leur écurie du son, de la paille, de l’avoine et du foin, ce qui équivaut pour eux à un dîner à quatre services, tandis que les bipèdes ne peuvent obtenir dans leur hôtel que du lait, du pain et du vin, ce qui n’équivaut pas même à un mauvais déjeûner.