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plutôt qu’il ne transporte, et qu’il prend doucement possession du cœur, au lieu de le remplir d’enthousiasme. Hazlitt[1], avec cette sorte de méchanceté qui accompagne son talent, dit qu’il ne manque à Rogers que deux qualités : le goût et le génie. Peut-être, parmi tous les hommes vivans, n’en est-il pas un dont le goût en poésie soit aussi juste et aussi délicat que celui de Rogers. À chaque page de ses œuvres, on reconnaît un amour de l’élégance poussé jusqu’à une délicatesse dédaigneuse. Il rejette beaucoup de choses que d’autres auteurs dont on n’a jamais mis le goût en question admettraient sans scrupule. Sa diction est pure, son style sans emphase a toute la vigueur nécessaire, et ses expressions s’accordent parfaitement avec ses idées. Il sait rendre beaucoup de pensées en peu de mots, et ne laisse peut-être que trop souvent apercevoir la crainte de ne pas se montrer assez clair et assez concis. L’école où il se forma était tourmentée aussi par cette crainte, et tout ce dont on peut l’accuser, c’est d’avoir suivi l’erreur de ses maîtres. Quant à la composition des Plaisirs de la mémoire, il la modifia, la refit jusqu’à perdre patience ; puis il s’en alla trouver ses amis pour connaître leur opinion, écouter leurs remarques, et se rendre à leurs conseils. Une telle manière d’agir peut faire naître de sérieuses objections. Le poète est presque toujours sûr de perdre en vigueur plus qu’il ne gagnera en correction, et tout en améliorant les détails de son ouvrage, il pourra, quant à l’ensemble, mériter beaucoup de reproches. La poésie la meilleure est celle qui s’échappe d’un seul trait du foyer brûlant de l’imagination, et plus on la martelle, plus elle se refroidit.

Le succès des Plaisirs de la mémoire continua à être grand, même après l’apparition des Plaisirs de l’espérance. Rogers avait environ trente ans lorsqu’il publia son poème, et cinquante lorsqu’il mit au jour le second. Pendant cette période, de nombreux changemens s’étaient opérés, et l’empire des muses avait en quelque sorte subi une révolution. Alors avaient apparu des poètes éminens, non pas des hommes comme Gray, qui se contentent d’imprimer un volume, puis qui retombent dans le silence, mais des bardes féconds, ardens, audacieux, produisant sans cesse de nouveaux poèmes épiques, lyriques, dramatiques, romanesques, des volumes de vers.

  1. William Hazlitt, critique spirituel et passionné, est mort en Angleterre il y a un an. Le recueil de ses œuvres serait intéressant. Il a beaucoup écrit, surtout dans les journaux : une verve mordante, facile, hardie, le distinguait de tous ses contemporains, et lui faisait beaucoup de lecteurs et beaucoup d’ennemis.