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VERS INÉDITS D’ANDRÉ CHÉNIER.

Et nourrit tes petits qui, débiles encor,
Nus, tremblans, dans les airs n’osent prendre l’essor.
Tu voles ; comme toi la cigale a des ailes.
Tu chantes ; elle chante. À vos chansons fidèles
Le moissonneur s’égaie ; et l’automne orageux
En des climats lointains vous chasse toutes deux.
Oses-tu donc porter dans ta cruelle joie
À ton nid, sans pitié, cette innocente proie ?
Et faut-il voir périr un chanteur sans appui
Sous la morsure, hélas ! d’un chanteur comme lui ?


ix.


Si j’avais vécu dans ce temps de l’antique Rome…


Des belles voluptés la voix enchanteresse
N’aurait point entraîné mon oisive jeunesse.
Je n’aurais point en vers de délices trempés,
Et de l’art des plaisirs mollement occupés,
Plein des douces fureurs d’un délire profane,
Livré nue aux regards ma muse courtisane.
J’aurais, jeune Romain, au sénat, aux combats,
Usé pour la patrie et ma voix et mon bras ;
Et si du grand César l’invincible génie
À Pharsale eût fait vaincre enfin la tyrannie,
J’aurais su, finissant comme j’avais vécu,
Sur les bords africains, défait et non vaincu,
Fils de la liberté, parmi ses funérailles,
D’un poignard vertueux déchirer mes entrailles !
Et des pontifes saints les bancs religieux
Verraient même aujourd’hui vingt sophistes pieux
Prouver en longs discours appuyés de maximes
Que toutes mes vertus furent de nobles crimes,
Que ma mort fut d’un lâche, et que le bras divin
M’a gardé des tourmens qui n’auront point de fin.
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