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PHILIPPE DE MORVELLE.

sol vierge. Tout ce qu’on peut dire de cette patrie de l’indépendance humaine, c’est de répéter le vœu d’un philosophe, l’abbé Raynal : Cette terre franche et sacrée ne couvrira pas mes os, mais je l’aurai désiré…

La phrase sentimentale de l’abbé philosophe avait besoin, pour produire tout son effet, de rencontrer dans l’auditoire une certaine disposition rêveuse ; mais grace au vin d’Arbois, toutes les têtes, qu’on nous passe l’expression, étaient lancées au grand galop dans une route diamétralement opposée. L’officier au régiment de Bourgogne but son quatrième verre, et dit : — Messieurs, je laisse le fauteuil de président à qui voudra le prendre, et je demande la parole à mon successeur. Pour la république suisse, vous avez dit paysan ; pour la république de Hollande, vous avez dit bourgeois ; moi, messieurs, pour la république américaine, je dis bourgeois gentilhomme.

— Prouvez-le ! — prouvez-le ! — dirent en même temps plusieurs voix ; ce n’est pas tout d’affirmer, il nous faut des preuves.

— Des preuves, reprit l’officier, en voici : j’ai fait la campagne d’Amérique sous M. de Bouillé ; à la première étape, je logeai chez un procureur qui, pour n’être pas confondu avec son frère, le meilleur sellier de la ville, prenait le titre d’écuyer, esquire. Les deux frères ne se voyaient jamais, à cause de la distance des rangs. À la seconde étape, j’eus pour hôte un riche fermier, nommé George Oakam ; je lui parlai des sacrifices qu’il faisait pour la révolution. — Monsieur, répondit-il, ce n’est rien, si le pays devient libre ; d’ailleurs je ne perdrai jamais ce que mes pères ont sacrifié en quittant l’Angleterre, car nous possédions de toute antiquité la ville d’Oakam, dans le Rutlandshire : notre nom de famille en fait foi. — À la troisième étape, je trouvai un brasseur qui se piquait de parler français. — Monsieur le capitaine, me dit-il, êtes-vous de Normandie ? C’était le contré de mes ancestors, avant le conqueste de Angleterre. Enfin j’arrive en Virginie, et la première chose dont j’entends se plaindre un respectable fabricant de draps, c’est de ne pouvoir, à cause de la guerre, faire chercher et dessiner à Londres les armes de sa famille. J’offris de le tirer de peine à l’aide de ma science du blason, et je lui fis, vous pouvez m’en croire, des armoiries impayables. Il y avait une tête de nègre tirant la langue, deux bro-