Quel que puisse être le pouvoir politique de Paris, la centralisation de l’enthousiasme ne peut se fonder aisément : toute province, tout département, toute ville, sait recevoir et apprécier dignement aujourd’hui ce que lui portent nos grands talens. Une preuve mémorable vient de nous en être donnée. Cette tragédienne unique, originale, puissante, dont le singulier génie réunit les plus hautes inspirations aux plus intimes familiarités, et toutes les grandeurs de l’art à toutes ses graces ; cette actrice dont le nom exprime tout un genre, Mme Dorval, vient de passer à Rouen, et elle y a trouvé le plus beau triomphe qu’une femme puisse trouver sur un théâtre.
Ce public impatient, lettré, jugeur, capricieux, turbulent, qui se plaît à briser comme ses banquettes les arrêts de Paris la grande ville, et ose quelquefois s’en moquer ; ce parterre, debout comme l’était ici le parterre de Lekain et de Clairon, après avoir contemplé d’abord et observé en silence cette femme dont le talent primitif et régénérateur lui avait été si long-temps et si justement vanté, a confirmé glorieusement l’arrêt porté par la capitale et renouvelé par elle à chaque représentation. L’enthousiasme fut tel, que jamais acteur n’en avait reçu, avant Mme Dorval, des marques aussi éclatantes. Jamais elle n’a joué Anthony, les Enfants d’Édouard, Clotilde et le Joueur, sans être redemandée et retenue sur le théâtre par de longues salves d’applaudissemens, par des cris d’admiration et des couronnes tombées de toutes les loges, avec des bouquets de femmes arrachés des ceintures. Les journaux de Rouen, qui sont loin d’être en arrière des feuilles de Paris pour les doctrines littéraires, ont dit avec des expressions chaleureuses leur surprise et leur enthousiasme ; mais ces grandes scènes de sympathie et d’attendrissement ne peuvent être rendues par des écrits, il faut en avoir été témoin ou les entendre redire par ceux qui les ont vues et ressenties. Notre premier dessein, en les faisant connaître, est de rendre à une femme célèbre une justice qui lui a été souvent trop disputée et toujours enviée ; le second est de prendre acte d’un sentiment général d’indignation venu de l’une des grandes villes de France.
Rouen s’étonne et Rouen a raison de s’étonner de l’apparente indifférence avec laquelle on laisse s’éloigner une actrice si justement aimée, et qui, arrivée à présent au plus haut développement de son talent, n’attend qu’une scène pour montrer tout ce que peut enfanter de beau l’union de l’inspiration la plus instinctive et de la plus studieuse observation. On comprend la question mille fois répétée par cette grande ville ; mais la réponse en est si triste et si humiliante, qu’on hésite à la faire tout haut. Les villes de province sont plus franches que Paris en cela ; elles n’ont ni coteries théâtrales, ni faux respects ; elles disent ce qu’elles ont à dire, ou plutôt elles impriment ce que tout le monde dit.