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marche, après avoir perdu mes souliers et une partie de mon pantalon, que j’arrivai au pied des montagnes, où je fus obligé d’attendre ma suite dont plus de la moitié était encore embourbée au milieu des champs. Cette maudite pluie ne cessait pas, et, pour cette fois, je croyais avoir raison de continuer, puisque nous avions fait les deux tiers du chemin ; le reste devait se faire à travers bois, et j’espérais qu’il serait moins pénible ; mais, au contraire, il le devint davantage, et j’eus souvent occasion de maudire mon entêtement. Ce bois était une forêt de ronces si épaisses, qu’à peine y voyait-on clair. L’humidité était si grande, qu’elle eût fait greloter un Lapon, et les végétaux pourris répandaient une odeur si infecte, si malfaisante, que je sentais la fièvre pénétrer par tous mes pores. Les chefs côsiah avaient rassemblé les habitans de plusieurs villages pour me tracer une route au milieu des broussailles, et j’étais précédé par une centaine de sauvages qui m’ouvraient un passage étroit à grands coups de hache. Mais tantôt il fallait traverser un torrent, tantôt passer sous une cascade, et le plus souvent grimper sur des rochers glissans. L’orage continuait, et nous étions de plus attaqués par une multitude de sangsues qui s’attachaient avec force à nos pieds, à nos mains, à nos visages, et nous suçaient le peu de sang et de forces qui nous restaient. De vingt personnes qui m’avaient accompagné jusqu’à l’entrée des bois, il n’en restait plus que huit, et j’avais encore deux montagnes à gravir. Les soldats de l’honorable Compagnie n’avaient jamais fait un si rude exercice, et ne concevaient pas qu’un civilian en veste blanche et sans épée les fît mieux marcher qu’un officier en habit rouge avec des plumes de coq. Il n’était pas prudent d’aller seul chez ces sauvages qui jouissent d’une fort mauvaise réputation ; d’ailleurs mon interprète était tombé dans un trou et j’étais épuisé de fatigue. Il était à propos de se reposer. Je m’étendis donc pendant une heure sur un rocher, en attendant que les traînards rejoignissent ma troupe. Il était onze heures quand je me remis en route, et, après avoir glissé dans deux ou trois nouveaux ravins, grimpé sur une douzaine de roches, après deux nouvelles chutes, deux ou trois accrocs, cinq ou six piqûres et autant de morsures, j’arrivai au pied d’une montagne où m’attendaient un orchestre nombreux et le roi en personne, escorté de toute sa cour, de ses prêtres et de ses soldats.