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LA CORNOUAILLE.

l’aperçut enfin, et vint lui dire de se retirer, parce qu’elle embarrassait le passage, et que les cris de ses enfans gênaient la société. — La pauvre femme essaya de se lever, mais inutilement. — Elle n’avait pas mangé depuis deux jours ! — Qu’a-t-elle, cette femme ? dit le propriétaire qui venait de paraître au balcon. — Elle a faim, monsieur. — Faim !… dites donc plutôt qu’elle est ivre… pourquoi ne la renvoyez-vous pas ? — Monsieur, elle ne peut se lever. — Ah !… alors qu’elle reste, dit l’homme au bal avec un ton d’humanité tout-à-fait touchant… seulement qu’elle fasse taire son enfant, il miaule comme un chat égaré… — Un grand éclat de rire s’éleva à ces mots parmi les domestiques rassemblés, et le monsieur du balcon ferma la fenêtre, enchanté d’avoir égayé des laquais… — Dans le moment même, l’enfant mourait aux bras de sa mère.

Mon père arriva et fit emporter cette malheureuse femme, qui serrait encore sur sa poitrine le cadavre rouge et gonflé de son fils. Comme on l’entrait dans la maison, la musique du bal jouait vis-à-vis la première contredanse : mon père se détourna vers moi : — Rappelle-toi bien ceci, me dit-il ; cette femme… et ce bal !… cela, mon fils, s’appelle l’ordre social.


Émile Souvestre.