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de terreur et à mouiller les yeux de pitié. À voir ces bandes déguenillées et chantantes couvrir toutes les routes, le bâton de voyage à la main, priant et demandant l’aumône, on eût dit quelque tribu dispersée par la conquête, et cherchant en un coin du monde une terre à cultiver et une place au soleil. La résignation de ces malheureux était sublime. Pas une plainte n’était proférée, pas un vol ne fut commis, pas une demande impérieuse ne fut faite. Souvent une douzaine d’hommes mourant de faim et le penbas à la main, en passant devant une maison isolée que gardait une vieille ou un enfant, s’avançaient timidement sur le seuil, en demandant un morceau de pain pour l’amour de Dieu. S’ils essuyaient un refus, ils continuaient leur route sans murmures, sans menaces ; et pourtant les refus étaient fréquens, surtout dans les villes ; car à cette époque les partis politiques étaient encore en présence, tout préoccupés de leur lutte de la veille ; on se battait en duel pour des œillets rouges ou des violettes portées à la boutonnière, on intriguait pour des invitations de bal, on colportait mystérieusement les chansons en faveur de l’Empereur, et tant de sérieux débats laissaient bien peu de place dans les cœurs pour une vulgaire pitié. Puis ces bandes d’émigrans étaient devenues horribles à voir. Toutes les misères, toutes les infirmités, toutes les horreurs sociales semblaient avoir pris jour pour se montrer à la face du soleil ; on eût dit que la pauvreté, qui se cache habituellement avec tant de soin, avait subitement perdu sa honte, et voulait se faire voir dans toute sa laideur. La compassion avait même bientôt cédé à la peur, lorsque l’on avait vu ces bandes de mendians se grossir chaque jour. Elles traversaient incessamment les villes, les bourgs, les hameaux, disputant aux chiens sans maîtres les immondices jetées devant les portes. Parfois un enfant ou une femme, plus faible que le reste de la troupe, venait tomber près de quelque seuil ; et la bande passait, emportée par la faim et continuant sa lamentable complainte. Dans les campagnes encore ces malheureux trouvaient quelques secours. Quoique peu ami du Kernewote des montagnes, le Léonnard des basses terres n’osait repousser l’hôte de Dieu (car c’est ainsi qu’il appelle le mendiant), et il le recevait à son foyer ; mais dans les villes, les habitans avaient fermé leurs portes, et, tranquilles ils regardaient de leurs fenêtres ces bandes misérables marchant à la faim, comme des soldats à l’ennemi. L’habitude de voir souffrir avait formé un cal sur leur cœur.

Je me rappelle, à cette occasion, avoir vu une jeune Cornouaillaise, avec deux tout petits enfans, dont l’un avait la rougeole et râlait d’agonie, assise sous le balcon d’une maison où l’on donnait un bal. La foule parée passait près d’elle sans la remarquer. Cependant un domestique