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corps noir et nu n’était abrité que par un manteau de toile goudronnée qui retombait de ses épaules. Quelques pierres, recouvertes d’un toit de gazon, le défendaient contre le vent du nord-ouest, et c’est là qu’il dormait, sur un lit d’algues desséchées. Près de lui gisaient toutes ses richesses : une cruche de terre, un fragment de chaudière et un croc de fer pour arracher les épaves à la vague. Aux beaux jours de calme, quand la baie immobile et bleue brillait comme un saphir dans son cadre doré de genêts fleuris, on l’apercevait parfois, vers le soir, debout sur quelque roche avancée, tristement appuyé sur son croc à naufrages, et son manteau goudronné flottant à la brise. On l’eût pris alors pour quelque dieu fantastique de la mer. Sa pose était fière et menaçante, et son œil suivait au loin le mouvement des flots avec ce balancement inquiet de l’ours des mers glaciales.

Les pêcheurs cherchèrent souvent à l’approcher, mais Philopen fuyait craintif et farouche.

Un jour, cependant, on aperçut de loin, près de lui, sur la roche avancée qu’il fréquentait, une jeune fille que nul ne connaissait. À ses vêtemens, on jugea que c’était une de ces mendiantes que l’on voit en Cornouaille, un grand bâton à la main, le bissac au dos et les pieds nus, parcourir les chemins en demandant l’aumône ; — espèce de bohémiennes jetées dès l’enfance à cette existence vagabonde, ignorant le lieu de leur naissance, leur âge, leur nom de famille ; couchant dans les granges ou aux creux des perrières, et n’ayant à elles, sous le ciel, que l’air qu’elles respirent et la chanson qu’elles chantent au passant ! — D’où venait-elle ? comment avait-elle su apprivoiser le naturel sauvage de Philopen ? — C’est ce que personne ne put jamais dire. Seulement, depuis ce jour, la mendiante ne quitta plus le sauvage de la baie, soit que ces deux misères se fussent attirées l’une vers l’autre, soit que l’instinct seul eût accouplé le mâle à sa femelle, comme parmi les animaux.

La révolution déborda sur la France sans que Philopen s’aperçût du grand mouvement social qui s’opérait autour de lui. Le seul pouvoir que connût l’enfant de la grève était celui de la tempête. La cloche de son village, à lui, c’était la voix de la grande mer ; son champ, la baie houleuse qui lui apportait des débris ; ses uniques croyances, le froid et la faim. Pendant que les villes plantaient leurs arbres de liberté et clouaient leurs guillotines, que les paroisses les plus reculées se remuaient menaçantes, en redemandant leurs prêtres envoyés à l’Anglais et leurs cloches jetées aux fonderies de canons de la République, Philopen, étranger à tout, écoutait les vents et attendait l’orage sur son rocher. Chaque jour, des proscrits traversaient sa grève déserte, pour chercher un abri