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que vous ne devriez demander qu’à Dieu et à votre maîtresse… C’est ce que je disais l’autre jour au duc de Buckingham qui me consultait sur ses vers. — Et il a tellement goûté mon avis, qu’il m’a mis à la porte de chez lui, et m’a fait retirer la faible pension que m’accordait la reine, en mémoire des services de mon père dans l’armée… Aussi maintenant plus que jamais, il faut rimer, pleurer, chanter… vendre ma pensée, mon amour, ma haine, ma religion, ma bravoure, et jusqu’à ma faim ! Tout cela peut servir de matière au vers alexandrin et de sujet au poème et au drame. Venez, venez, corbeaux avides de mon sang ! venez, vautours carnassiers ! Voici Aldo qui se meurt de fatigue, d’ennui, de besoin et de honte. Venez fouiller dans ses entrailles, et savoir ce que l’homme peut souffrir : je vais vous l’apprendre, afin que vous me donniez de quoi dîner demain… Ô misère ! c’est-à-dire infamie ! — (Il s’assied devant une table.) Ah ! voici des stances à ma maîtresse !… J’ai vendu trois guinées une romance sur la reine Titania ; ceci vaut mieux, le public ne s’en apercevra guère… mais je puis le vendre trois guinées !… Le duc d’York m’a promis sa chaîne d’or si je lui faisais des vers pour sa maîtresse… Oui, lady Mathilde est brune, mince : ces vers-là pourraient avoir été faits pour elle ; elle a dix-huit ans, juste l’âge de Jane… Jane ! je vais vendre ton portrait, ton portrait écrit de ma main ; je vais trahir les mystères de ta beauté, révélée à moi seul, confiée à ma loyauté, à mon respect ; je vais raconter les voluptés dont tu m’as enivré et vendre le beau vêtement d’amour et de poésie que je t’avais fait, pour qu’il aille couvrir le sein d’une autre ! Ces éloges donnés à la sainte pureté de ton âme monteront comme une vaine fumée sur l’autel d’une divinité étrangère, et cette femme à qui j’aurai donné la rougeur de tes joues, la blancheur de tes mains ; cette vaine idole que j’aurai parée de ta brune chevelure et d’un diadème d’or ciselé par mon génie, cette femme qui lira sans pudeur à ses amans et à ses confidentes les stances qui furent écrites pour toi, c’est une effrontée, c’est la femelle d’un courtisan, c’est ce qu’on appelle une courtisane ! — Non, je ne vendrai pas tes attraits et ta parure, ô ma Jane ! simple fille qui m’aimas pour mon amour, et qui ne sais pas même ce que c’est qu’un poète. Tu me t’es pas enorgueillie de mes louanges, tu n’as pas compris mes vers ; eh bien, je te les garderai. Un jour