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barcation touche-t-elle le flanc du navire, à tribord, si vous êtes un personnage de distinction, à bâbord, si vous êtes comme moi chétif et obscur, qu’une double corde, élégamment couverte de drap bleu, descend jusqu’à vous, pour vous aider à franchir l’échelle. Au dernier échelon, un matelot, le bonnet écossais à la main, vous désigne l’officier de service, et, après le premier salut, sans s’informer de votre nom ni de vos titres, on vous conduit dans la chambre du commandant, où, au milieu des coussins d’un doux sopha, les pieds étendus sur un tapis de Perse, vous pouvez vous reposer des courtes fatigues de votre traversée. C’est avec une simplicité et une grâce digne des plus nobles salons de Paris, que les rafraîchissemens vous sont offerts. Quiconque touche un vaisseau royal est traité comme un hôte de distinction. Venez admirer ces canons frottés et vernis d’une façon si coquette, ces trophées d’armes disposés avec tant de symétrie, ces chambres où le luxe et la recherche étalent leurs merveilles dans un espace de quatre pieds, les entreponts où vivent sans confusion plus de six cents hommes ; voyez, parcourez tout, rien ne vous est fermé. On est fier de vous montrer toutes ces richesses et de vous faire admirer ce navire dans l’éclat de sa parure. Le riche propriétaire qui promène un étranger dans son parc, dans son orangerie et dans sa serre chaude, n’est pas plus heureux, que le sont ces officiers en vous faisant descendre dans les recoins les plus obscurs de leur vaisseau. C’est une grâce que vous faites à ce bâtiment si pompeux, en venant contempler ses pavillons flottans, ses parois bariolées et ses galeries dorées. Ces officiers si frais, si pimpans, ces matelots nonchalamment étendus sur le tillac ou gaîment perchés sur les hunes, sont fiers et satisfaits de se pavaner devant vous. Mais une pauvre frégate démâtée, démolie, ouverte comme celle-là aux flots, à demi engloutie par la vague, chargée d’un équipage morne, pâle, exténué et couvert de vase, venir la surprendre dans sa misère et assister au spectacle de ses douleurs, c’est lui faire une sanglante injure. Je dus le comprendre aux regards farouches que me lançaient les matelots et les officiers.

Quelques jours plus tard, j’appris que tout espoir de relever la frégate était perdu, et qu’on s’apprêtait à la démolir. Tout le monde plaignait le malheureux capitaine, connu pour l’un des meil-