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SOUVENIRS DE LA NORMANDIE.

la digue. Cette ligne incertaine et ces deux tonneaux, voilà tout ce qu’ont produit jusqu’à ce jour vingt millions répandus dans la rade de Cherbourg, cinquante ans de méditations et d’incroyables travaux ! Le résultat est immense cependant. Un vaisseau d’un fort tirant d’eau qui se hasarderait à franchir cette sombre ligne d’eau, dont la nuance est presque imperceptible, se briserait infailliblement sur les blocs et les débris des cônes. Les navires ne peuvent entrer dans le port qu’en passant entre un des forts et l’un de ces deux tonneaux qui flottent à la surface de la mer, passage très étroit et que les pilotes seuls connaissent assez bien pour s’y hasarder. Ainsi l’auberge de la Manche a sa clef maintenant, et elle deviendrait une prison ou une tombe pour ceux qui tenteraient d’y pénétrer de vive force.

Vers la fin du mois de juin dernier, une de nos divisions navales, qui avait croisé, pendant tout un rude hiver, à l’entrée du Texel, pour bloquer les ports de la Hollande, et qui venait de déposer à Flessingue les prisonniers de la citadelle d’Anvers, se présenta à l’entrée de la rade de Cherbourg. Le baron de Mackau avait hissé son pavillon de contre-amiral, à bord d’un des vaisseaux de cette escadre. La frégate qu’il montait entra fièrement dans la rade, et fut bientôt suivie des autres navires. Un seul resta en arrière. C’était la Résolue, vieille frégate construite à Gênes, qui avait déjà cruellement souffert pendant la croisière, et qui ne naviguait plus qu’avec un gouvernail de fortune, l’autre s’étant brisé dans la route.

La baie de Cherbourg était alors agitée par ces terribles vents du nord-ouest, qui la tourmentent quelquefois et la rendent difficile. La lourde frégate était cependant presque arrivée au terme de son voyage. Elle avait traversé, dans toute sa longueur, le premier bras du grand canal de la Manche, doublé Barfleur, le dangereux Raz de Gatteville, il ne lui restait plus qu’à franchir le passage de la digue, à filer entre le tonneau qui flotte à son extrémité et les roches de l’Île Pelée. L’officier qui commandait cette frégate, connaissait à fond tous ces parages qu’il avait long-temps parcourus, et il eût désigné chaque roche par son nom, aussi bien que le plus ancien des pilotes de Cherbourg. Aussi il ne tarda pas à s’apercevoir que pour ce jour-là, l’entrée de la rade était impossible.