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SOUVENIRS DE LA NORMANDIE.

qu’on amoncelait des matériaux sur les assises de la digue, il prescrivait de nouveaux ordres d’armement, et à peine un bloc de granit s’élevait-il au-dessus du flot, qu’une dépêche impériale le faisait surmonter d’une pièce de canon. Dans les premiers jours du mois de mai de l’an 1805, il donna l’ordre de placer sur ce terrein presque mouvant une batterie de vingt bouches à feu, dans l’espace de vingt-quatre heures. Deux élégans pavillons militaires en forme de tentes furent élevés à l’entrée de la batterie, et deux belles rotondes à l’épreuve de la bombe furent placées à ses extrémités pour servir de dépôt de poudre et de magasin d’approvisionnement. La garnison fut encore augmentée.

À chaque marée un peu vive, les soldats placés sur la digue voyaient avec inquiétude les lames enlever des blocs de la plus grande dimension. Souvent le sol de la batterie était entièrement submergé, et la mer en se retirant emportait avec elle quelques débris de ces élégans bâtimens élevés avec tant d’audace au lieu le plus agité de la baie. Enfin une tempête terrible dont les habitans de Cherbourg ont conservé une religieuse mémoire, vint lutter avec la volonté de Napoléon. Les canons et les blocs de granit roulèrent pêle-mêle avec les ouvriers et les soldats au milieu des vagues. Les pavillons et les tentes furent livrés aux flots et poussés avec mépris par les vents sur la plage, jusqu’aux pieds des habitans de Cherbourg, accourus avec effroi pour contempler ce spectacle. Une partie de la garnison se réfugia dans les souterrains casemates qu’on avait pratiqués sous les prolongemens de la batterie ; mais six cents hommes périrent, et le fort n’offrit plus qu’un monceau de ruines. La consternation régna dans Cherbourg. La population refusait de livrer désormais ses enfans pour aller travailler à cette digue qui menaçait de les engloutir tous. Le découragement était complet, le deuil général ; et quand on parlait de la digue, c’était comme jadis les Crétois, quand ils parlaient du Minotaure.

Les ingénieurs et les officiers de marine n’étaient pas moins abattus. On énumérait avec effroi toutes les difficultés qui s’opposaient aux travaux, on se rappelait toutes les tempêtes qu’il avait fallu essuyer, on calculait l’effet de celles qui viendraient encore ; c’était à qui prouverait que l’exécution du projet était impossible.