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reconnaît le souvenir de Tristram Shandy. C’est la même singularité dans les fantaisies, la même brusquerie dans les transitions, la même et perpétuelle contradiction entre la suite visible des paroles et la suite invisible des pensées. Mais le style est loin d’être le même ; l’ordre et le choix des images, le genre des allusions, le caractère des similitudes, rien de tout cela n’est pareil chez Sterne et chez Mackenzie. L’auteur de Tristram Shandy ne recule devant aucune hardiesse ; il n’arrive jamais à son expression de broncher devant la licence de sa fantaisie ; il se laisse emporter au dévergondage effronté de ses idées sans jamais songer à les retenir. Une fois qu’il a le pied dans l’étrier, il met la bride sur le cou de sa monture, et ne s’inquiète guère du chemin. Comme je n’ai jamais conçu la pruderie dans la critique, je suis loin de reprocher à Sterne l’irrévérence et la liberté de ses inventions ; je le prends à de certaines heures, comme Rabelais et Beroald, et quand il ne m’allèche pas, ce n’est pas à lui que j’en veux pour ma tiédeur et mon indifférence, je reconnais sans colère que mon esprit demande une autre nourriture, et je la lui donne. Mackenzie, avec moins d’excentricité que Sterne, plus chaste et plus contenu dans ses plus grandes audaces, plus sévère sur le choix des tropes, plus austère dans l’indication des traits ridicules ou tristes de la nature humaine, étonne moins, mais a peut-être sur Sterne l’avantage de plaire plus constamment. Je n’en conclus pas pour le premier une supériorité absolue ; mais je note cette circonstance, comme un résultat naturel des deux procédés.

Il serait fort à souhaiter que Mackenzie devînt parmi nous une lecture plus familière qu’il ne l’a été jusqu’ici. L’habituelle fréquentation d’un esprit de sa trempe aiderait puissamment au discrédit et à la ruine de la littérature qui se fait depuis quelques années, et qui s’adresse aux yeux à peu près exclusivement. Cette solide et savoureuse substance rendrait à la pensée commune l’énergie et la santé qu’elle a si étourdiment compromises dans les débauches et les déportemens. Fatigués avec raison des perpétuelles fantasmagories qui prétendent reproduire la vie humaine depuis le cinquième jusqu’au seizième siècle de l’ère chrétienne, les yeux se reposeraient avec complaisance sur le spectacle douloureux, mais circonscrit, de la conscience humaine.