Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/652

Cette page a été validée par deux contributeurs.
646
REVUE DES DEUX MONDES.

chercher autour de moi quelque objet dont la vue pût faire diversion à ce qui se passait dans mon esprit. Mais cette recherche demeurait inutile.

Le paysage s’était couvert d’épaisses ténèbres ; les arbres touffus, les vastes prairies, les taillis, les bruyères, les rochers, avaient cessé d’être visibles, les vaisseaux avaient de même disparu. La vue des nobles ruines vers lesquelles je marchais, m’aurait peut-être remis au cœur, n’eût-ce été que pour un instant, quelques-unes des fortes et naïves croyances dont elles avaient été contemporaines. Peut-être aussi m’auraient-elles rappelé à la mémoire quelque belle histoire d’amour ou de chevalerie, dont j’aurais aimé à les animer, à les supposer momentanément le théâtre ; mais je n’en pouvais plus discerner la moindre partie. Le ciel s’était enveloppé d’un vaste drap mortuaire. Les objets, dépourvus de formes et de couleurs, formaient autour de moi une sorte de chaos. La rivière seule était demeurée quelque peu visible ; mais en même temps ses contours bordés d’une écume blanchâtre, les écailles brillantes dont la couvraient les vagues phosphorescentes se brisant à sa surface, lui donnaient je ne sais quel aspect étrange, bizarre ; on aurait dit un serpent gigantesque mis en mouvement par un art magique. Toute cette confusion de choses et d’apparences était ainsi bien plutôt propre à appeler l’imagination dans les royaumes illimités du fantastique, qu’à la ramener au sentiment du positif et de la réalité.

Cependant, soit que mes yeux commençassent à se faire à la sombre horreur des scènes que j’avais évoquées, ou que le point de vue d’où je les considérais, eût changé à mon insu, il arriva qu’aux funèbres pensées, qu’aux lugubres images, dont je m’étais d’abord uniquement occupé, se mêlèrent ensuite peu à peu d’autres images moins lugubres, d’autres pensées moins funèbres.

Aux approches de l’épidémie dont nous subissions l’invasion, je me le rappelai alors, à travers beaucoup de craintes puériles, de terreurs exagérées, on avait pu remarquer aussi du calme, de la présence d’esprit, de la résignation. La charité, qui s’endort d’ordinaire sur une facile aumône, s’était réveillée ardente et prodigue ; les dons avaient été immenses. Chacun avait fait une large part de sa fortune ; des maisons entières avaient été transformées en hôpitaux. À mesure que le danger s’était montré plus redoutable, des dévoûmens plus mé-