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teurs. Le dégoût de la vie, l’énergie du crime où s’étaient trempées leurs âmes, en avaient fait (on n’ose le dire) comme des héros. C’est par eux seuls que la ville fut délivrée de la multitude de cadavres en pourriture, sous lesquels elle menaçait de demeurer pour toujours ensevelie. La cité fut sauvée par le bagne. Écoutez-la le confesser elle-même par la bouche d’un de ses magistrats, qui fut l’historien fidèle, aussi bien que l’intrépide témoin de ces temps désastreux. « Heureuses, s’écrie M. d’Antrechaux, trop heureuses les villes qui, au milieu de semblables circonstances, possèdent dans leur sein des forçats des galères du roi[1]. » À la parole de Manzoni, au son de cette parole poétique, qui a fait revivre pour nous la réalité, que l’histoire se bornait à nous raconter, je revis aussi Milan avec ses rues désertes et silencieuses. J’entendis les chansons bruyantes de ses effrayans Monati. J’errai quelques instans avec Renzo au milieu des spectres vivans du lazaret. J’interrogeai avec lui, plein de doute et d’effroi, leurs visages amaigris. Qui n’a tremblé, comme Renzo, pour quelque Lucie ? Puis enfin, comme, au milieu de ce champ désolé de l’histoire dont je venais de parcourir les plus funèbres sentiers, je cherchais quelque objet moins lugubre pour reposer mes yeux attristés, la ville d’Alcibiade, de Périclès et d’Aspasie me revint à la pensée. Mais la tribune aux harangues était silencieuse ; le théâtre ne redisait plus les vers d’Eschyle ou de Sophocle ; les vagues se brisant le long des galères oisives, étaient le seul bruit qui se fît entendre au Pyrée ; les rues, les places publiques étaient désertes, et à peine se montrait-il çà et là un petit nombre de pâles et maladives figures, semblables à des ombres qu’on verrait errer au bord de leurs tombes. Athènes m’apparaissait livrée à toutes les désolations de la peste du Péloponèse. C’était à ce moment terrible que mon imagination assombrie s’était prise à en évoquer le fantôme. Naguère encore si riante et si belle, mais alors flétrie, décolorée sous les rudes atteintes du fléau, Athènes, l’élégante, la brillante Athènes, semblait une jeune fille se débattant douloureusement aux embrassemens funestes de quelque odieux vampire.

À ces grandes calamités qui s’entr’ouvrent de temps à autre, ainsi

  1. Relation de la peste de Toulon, par M. d’Antrechaux, consul de ladite ville pendant la durée de l’épidémie.