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LETTRES SUR L’INDE.

22 juillet.


Il est quatre heures du matin, et j’ai donné le signal du départ. Le port est déjà tout mouvement, tant l’intérêt est matinal, et tandis qu’à Paris vous dormez comme des souches, on fait à Calcutta un bruit à ne pas s’entendre. Près de moi, ce sont des coups redoublés sur un vaisseau qu’on répare ; un peu plus loin, des matelots s’égosillent en soulevant un fardeau ; à gauche on appelle, à droite on se dispute : les cloches, les poulies, les porte-voix, les cabestans, sont en jeu, et les gros jurons volent de tous les côtés. Pendant ce beau vacarme, mon bazarra monte lentement la rivière, et je passe entre cent vaisseaux qui contiendraient chacun dix barques comme la mienne. Les bords de l’Hougly sont pour le moins aussi fleuris que ceux de la Seine : on y voit de même des troupeaux bondissans et des bergers heureux soupirant leur amour ; mais il y a de plus des presses à coton, des greniers à sel et des magasins à vins qui varient agréablement le tableau. En outre, on voit flotter de temps en temps des cadavres humains à demi dévorés sur lesquels sont perchés des vautours, qui en arrachent les restes, et quand la mer sera basse, les deux rives du fleuve seront garnies de chiens et de cigognes, qui se disputeront le peu qu’auront laissé les vautours et les poissons. La manie du merveilleux fait dire ici que ces oiseaux de proie étendent leurs ailes comme des voiles pour conduire le cadavre à terre où ils le mangeront plus à leur aise. Les grand’mamans indiennes content cela aux enfans pour les réjouir, et les voyageurs anglais n’ont pas manqué de l’imprimer comme une preuve de l’intelligence des vautours et même de leur voracité ; car il y en a qui prétendent que c’est pour ne pas partager leur proie avec les poissons qu’ils font ce manège. Mais c’est tout simplement parce qu’ils tomberaient à l’eau, s’ils n’ouvraient leurs ailes pour se maintenir sur un corps que le moindre mouvement fait tourner. On ne voit pas non plus sur la Seine des troupeaux de marsouins faisant la culbute, car je me rappelle qu’un jour tout Paris courut pour voir un poisson de mer long comme le bras, qui était remonté jusqu’au Pont-Neuf. Ce qu’on y verra encore moins, c’est une marée montante et descen-