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maison qu’on nomme bazarra, ainsi qu’a dû te l’apprendre le récit de mon triste naufrage à Chandernagor, au moment où la Seine allait te porter des lettres que j’ai perdues. Les bazarras sont de grands bateaux plats qui ne servent qu’à voyager sur les rivières ; ils sont partagés en deux pièces, dont l’une sert de salon, l’autre de chambre à coucher, toutes deux percées de sept ou huit fenêtres sur chaque côté et assez hautes pour qu’un homme de la plus grande taille puisse s’y tenir debout à son aise. Les gens riches se servent d’une autre espèce de bateaux appelés péniches, qui vont à la voile, tandis que les bazarras sont presque toujours traînés par des hommes. L’intérieur en est meublé avec plus ou moins d’élégance. On en voit avec des lustres, des glaces, des bustes, des tapis, des sophas, etc., en un mot, tout ce qui ne sert à autre chose qu’à prouver qu’on a beaucoup d’argent, et qu’on n’en fait pas le meilleur usage possible. Une péniche tant soit peu élégante revient à trente mille francs, et celle du gouverneur général, qui lui sert quinze jours tous les trois ans, coûte autant qu’une belle terre aux environs de Paris. Ceux qui n’ont pas de prétention à la fortune, les pauvres diables comme moi, n’ont dans leurs bazarras que ce qui leur est indispensable ; aussi le mien est-il probablement le plus simple de tous ceux de l’Inde. J’ai pour tout mobilier des tabourets qui me tiennent lieu de canapés, des malles pour me servir d’armoires, et deux bougeoirs à brûle-bouts pour m’éclairer. Ma suite est tout aussi modeste ; au lieu d’une vingtaine de grands fainéans à turbans et à moustaches qu’on voit plantés derrière un capitaine de la Compagnie, je n’ai que les fidèles serviteurs qui m’ont accompagné à Sumatra, savoir un Malabar aussi adroit que M. Lucas[1], qui sait aussi bien empailler que chasser ; un jeune Malais, que je nomme Jumahat, c’est-à-dire Vendredi ; un cuisinier qui fait parfaitement la soupe, les omelettes, les œufs durs, etc., et enfin un jeune peintre mulâtre qui deviendrait un homme de talent, si j’en avais moi-même. Tout mon monde est à bord, j’ai passé la revue de mon équipage, et je partirai demain. Bonsoir, ma chère belle !

  1. Directeur des galeries du Muséum d’histoire naturelle, mort depuis quelques années.