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bien qu’un homme soit mon mari, et ne vienne pas chez moi ? m’expliquerais-tu bien ce que c’est précisément qu’un maître inconnu qu’il me faut respecter, craindre et aimer comme Dieu, sans le voir, qui ne se soucie de moi nullement, et qu’il faut que j’honore ; dont il faut que je me cache, et qui ne daigne pas m’épier ; qui me donne seulement son nom à porter de bien loin, comme on le donne à une terre abandonnée ?

ROSETTE

Madame, j’ai un frère qui est fermier, un gros fermier de Normandie, et il répète toujours que lorsqu’on ne cultive pas une terre, on ne doit avoir de droit ni sur ses fleurs ni sur ses fruits.

LA DUCHESSE (avec orgueil).

Qu’est-ce que vous dites donc, mademoiselle ? Cherchez ma montre dans mon écrin. (Après avoir rêvé un peu.) — Tiens, ce que tu dis là n’a pas l’air d’avoir le sens commun. Mais je crois que cela mènerait loin en politique, si l’on voulait y réfléchir. Donne-moi un flacon, je me sens faible. —

Ahl quand j’étais au couvent, il y a deux ans, si mes bonnes religieuses m’avaient dit comment on est marié, j’aurais commencé par pleurer de tout mon cœur, toute une nuit, ensuite j’aurais bien pris une grande résolution ou de me faire abbesse ou d’épouser un homme qui m’eût aimée. Il est vrai que ce n’aurait pas été le chevalier, ainsi…

ROSETTE

Ainsi il vaut peut-être mieux que le monde aille de cette façon.

LA DUCHESSE

Mais de cette façon, Rosette, je ne sais comment je vis, moi. Il est bien vrai que je remplis tous mes devoirs de religion, mais aussi à chaque confession, je fais une promesse de rupture que je ne tiens pas.

Je crois bien que l’abbé n’y compte guère à dire le vrai, et ne le demande pas sérieusement ; mais enfin c’est tromper le bon Dieu. Et pourquoi cette vie gênée et tourmentée, cet hommage aux choses sacrées, aussi public que le dédain de ces choses ? Moi, je n’y comprends rien, et tout ce que je sais faire, c’est d’aimer celui que j’aime. Je vois que personne ne m’en veut après tout.