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LES LOIS ET LES MŒURS.

fait disparaître ; il a reconnu dans les prytanes d’Athènes un dernier reste de la royauté héroïque conservée à Lacédémone.

Ainsi considérée, l’œuvre de Lycurgue nous apparaît sous un jour tout nouveau. Si c’est à certains égards une tyrannie violente des mœurs contemporaines, c’est à beaucoup d’autres une réhabilitation, une réorganisation des mœurs antérieures, et l’influence des mœurs reparaît ici jusque dans la législation, qui semblait le plus les soumettre et les dominer.

Ce qu’on peut dire, c’est que la constitution de Sparte était fondée sur l’exagération du principe commun à toutes les autres constitutions doriennes. Ce principe était l’ordre, non cet ordre négatif, pour ainsi dire, qui n’est que l’absence du désordre, qui est produit par une force compressive, et périt dès qu’elle se retire ; mais cet ordre réel qui tient à l’agencement harmonieux de toutes les parties de l’état, de tous les élémens de la cité. C’est ce que les Doriens distinguaient par le beau nom de cosmos, qui exprime l’ordre de l’univers. L’ordre en ce sens, cet ordre plein de simplicité et de grandeur qui naît de la subordination des parties à l’ensemble, se trouve dans leur architecture, comme il se retrouvait dans leur religion, dans leur poésie, dans leur musique. Toute leur existence était empreinte de ce caractère d’ordre et d’harmonie, et ils en transportaient le sentiment et le besoin dans la politique. La société, selon les idées et les mœurs doriennes, n’était pas une collection d’individus indépendans et isolés, mais une agglomération compacte de citoyens serrés en faisceau par un lien religieux, nul n’ayant d’existence personnelle, chacun vivant de la vie de tous, et se perdant, pour ainsi dire, dans l’état.

Tel était pour les Doriens l’idéal du gouvernement, l’idéal qu’ils cherchèrent à réaliser partout où ils s’établirent, en Crète, à Corinthe, en Sicile. C’est là ce que voulut Lycurgue, il le voulut avec excès. Dominé par l’idée de l’ordre dorien, du cosmos, il ne tint compte des sentimens de l’individu et de la famille et les immola, l’un et l’autre à la chose publique. Il ne laissa vivre que celui qui pouvait la servir et à la condition de la servir sans cesse ; il subordonna tout à ce devoir, qui était à ses yeux la fin même de la politique ; il n’abandonna rien à la fantaisie particulière, ni les banquets, ni les vêtemens, ni même les rapports intimes des époux ; il ne ménagea aucun des sentimens les plus chers au cœur humain, aucun des instincts les plus impérieux de notre nature : tout cela était, aux yeux du législateur dorien, un égoïsme qu’il fallait mettre en poussière, et cette poussière pouvait seule être le ciment de l’état : que lui faisaient la pudeur des vierges, l’amour des maris, la tendresse des fils ? Il voulait qu’on n’eût qu’une mère, Sparte ; qu’une fa-