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fît école, et créât le théâtre national. Ce qui manqua à l’Italie, ce qu’eurent l’Angleterre et la France, l’Espagne devait l’avoir aussi : un de ces esprits puissans, vastes, créateurs, lui fut donné. Mais, abusant de sa force, et manquant à sa noble mission, il étouffa ces germes qu’il devait féconder ; il renversa ces fondemens sur lesquels il devait construire. J’ai déjà montré Lope de Vega avilissant sa prodigieuse nature jusqu’à sacrifier sciemment les vrais intérêts de l’art à de faciles succès, et la dignité du génie aux étroits calculs d’une ambitieuse vanité. La tragédie périt aux mains de Lope de Vega. Incapable de régler son imagination vagabonde, ou de contenir les saillies de son esprit rieur et malin, il ne put se plier à la réserve et à la gravité tragiques. Il aima mieux se jeter dans la carrière sans bornes des comédies héroïques, où son imagination bondissait à l’aise, et, gâtant dans l’exécution les sujets tragiques qui lui venaient à l’esprit, par le mélange des caractères, des événemens, des dialogues propres à la comédie, il franchit tous les intervalles, et confondit tous les genres.

Lope, qui donnait non-seulement l’exemple, mais le précepte formel de faire ainsi, savait bien qu’il détruisait une moitié de la littérature dramatique ; car, de ses dix-huit cents pièces profanes, six seulement reçurent de lui le nom de tragédies ; encore ce titre, qu’elles ne justifient pas, semble-t-il plutôt donné par le caprice que par le discernement. Ensuite, il ressuscita le nom barbare de tragi-comédie qu’avait inventé Plaute pour son Amphytrion, à cause du mélange des dieux, des rois et des valets qui s’y trouvent rassemblés. Ce nom fit fortune ; la plupart des auteurs espagnols l’adoptèrent pour le genre métis qu’il devait exprimer, et, même en France, on le donna dans le commencement au Cid de Corneille.

C’est une remarque digne d’être faite que les deux grands génies contemporains qui donnèrent la vie et la forme au théâtre moderne ont encouru l’un et l’autre le même reproche de la confusion des genres. Mais combien on se tromperait en leur adressant ce reproche également et sans distinction ! Ceux même qui accusent Shakespeare d’avoir joint le bouffon au pathétique et le grotesque au sublime, conviennent, d’une part, qu’il était sans modèle, sans précurseur, pour éviter ce défaut, excuse qui manque à Lope de Vega ; d’une autre part, qu’il agissait en cela, non par ca-