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ANDRÉ DEL SARTO.

crèce. Que dis-je ? qu’un sourire de ses lèvres, qu’un rayon de joie dans ses yeux. Ce que tu vois là, Cordiani, cet être souffrant et misérable qui est devant toi, que tu as vu depuis dix ans errer dans ces sombres portiques, ce n’est pas là André del Sarto. C’est un être insensé, exposé au mépris, aux soucis dévorans. Aux pieds de ma belle Lucrèce était un autre André, jeune et heureux, insouciant comme le vent, libre et joyeux comme un oiseau du ciel, l’ange d’André, l’âme de ce corps sans vie qui s’agite au milieu des hommes. Sais tu maintenant ce que tu as fait ?

CORDIANI.

Oui, maintenant.

ANDRÉ.

Celui-là, Cordiani, tu l’as tué ; celui-là ira demain au cimetière avec la dépouille du vieux Grémio ; l’autre reste, et c’est lui qui te parle ici.

CORDIANI, pleurant.

André ! André !

ANDRÉ.

Est-ce sur moi, ou sur toi que tu pleures ? J’ai une faveur à te demander. Grâce à Dieu, il n’y a point eu d’éclat cette nuit. Grâce à Dieu, j’ai vu la foudre tomber sur mon édifice de vingt ans, sans proférer une plainte, et sans pousser un cri. Si le déshonneur était public, ou je t’aurais tué, ou nous irions nous battre demain. Pour prix du bonheur, le monde accorde la vengeance, et le droit de se servir de cela (jetant son stylet) doit tout remplacer, pour celui qui a tout perdu. Voilà la justice des hommes ; encore n’est-il pas sûr, si tu mourais de ma main, que ce ne fût pas toi que l’on plaindrait.

CORDIANI.

Que veux-tu de moi ?

ANDRÉ.

Si tu as compris ma pensée, tu sens que je n’ai vu ici, ni un crime odieux, ni une sainte amitié foulée aux pieds ; je n’y ai vu qu’un coup de ciseau donné au seul lien qui m’unisse à la vie. Je ne veux pas songer à la main dont il est venu. L’homme à qui je parle n’a pas de nom pour moi. Je parle au meurtrier de mon honneur, de mon amour et de mon repos. La blessure qu’il m’a faite, peut-elle être guérie ? une séparation éternelle, un silence de mort (car il doit songer que sa mort a dépendu de moi), de nouveaux efforts de ma part, une nouvelle tentative enfin de ressaisir la vie, peuvent-ils encore me réussir ? En un mot, qu’il parte, qu’il soit rayé pour moi du livre de vie ; qu’une liaison coupable, et qui n’a pu exister sans remords, soit rompue à jamais ; que le souvenir s’en efface lente-