Page:Revue des Deux Mondes - 1833 - tome 2.djvu/294

Cette page a été validée par deux contributeurs.
288
REVUE DES DEUX MONDES.

la brume du soir, essuya son front baigné de sueur, et s’approcha du feu.

— Est-ce bien vous, monsieur ? oh ! vous venez bien tard !

— C’est vrai, mademoiselle, je viens bien tard, peut-être trop tard.

— Oh ! monsieur le comte, non, non, ne le croyez pas.

Et aussitôt ouvrant le fichu qui couvrait sa poitrine, elle en tira un petit morceau de papier plié qu’elle présenta au nouveau venu, en ajoutant avec une sorte de fierté :

— Voilà le reçu que mon père vous a fait de vos 15,000 florins, le voilà tel que vous l’avez laissé… il ne m’a jamais quitté, — et demain, monsieur… demain…

Elle n’acheva pas, tant sa voix tremblait. L’effort qu’elle avait fait pour maîtriser son émotion, le ton qu’elle avait pris pour se délivrer de son père, ces nouvelles paroles, la présence du comte, tant de coups portés à la fois suffisaient pour ébranler les nerfs d’une pauvre fille ; aussi ses genoux plièrent, et elle se laissa tomber dans le fauteuil qui était placé devant la cheminée. Otto, la voyant chanceler, s’était élancé vers elle, il l’avait soutenue dans ses bras, il s’était assis auprès sur une mauvaise chaise. Aussitôt qu’elle eut repris ses sens, elle se mit à regarder son amant avec une joie toute céleste ; il semblait qu’elle n’avait pas assez d’yeux pour le contempler, pas assez d’oreilles pour l’entendre. Il était beau comme un astre, mélodieux comme une lyre ; elle ne s’en lassait pas, et prenant ses deux mains, elle les portait à ses lèvres et les baisait comme une folle.

— Ô Henri, s’écriait-elle, que vous avez tardé à venir ! que d’heures de peines et d’angoisses j’ai passées en votre absence ! comme j’ai compté les minutes depuis le jour où vous m’avez quittée ! trois années ! trois années entières à écouter le bruit de vos pas, c’est bien triste et bien long pour une fille comme moi, faible et seule avec un vieillard, au milieu des montagnes ! Aussi je n’ai plus paru une seule fois aux Kermesses, je n’ai plus dansé, je n’ai plus chanté comme avant, j’étais toujours à la fenêtre ou sur le pas de la porte ; je tricotais et ne faisais pas une maille, j’attendais, et vous ne veniez pas… Les hommes sont cruels, n’est-ce pas ? bien cruels !