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bouche, et s’écria d’un ton de colère : — Sacremann ! garçon, as-tu le diable au corps ?

— Vous l’avez dit, reprit le conducteur.

L’Allemand, surpris de cette réponse, devint tout rouge ; il resta muet, et puis il fit un signe de croix, car il était bon chrétien, quoiqu’il fût de la confession d’Augsbourg, et par conséquent schismatique.

— Le diable ! le diable ! reprit-il…

— Oui, monsieur, le diable lui-même ; j’ai eu le malheur d’être son postillon une fois en ma vie ; j’ai brisé à son service la meilleure pipe que l’on eût encore fabriquée, et depuis ce jour je suce un morceau de corne ou de sureau, afin de ne pas perdre l’habitude de toute mon existence, et d’empêcher mes lèvres de se refermer l’une sur l’autre, comme le couvercle d’une tabatière…

— Ohé ! ohé ! oh ! dia, dia !

— Le diable, le diable ! continua le gros Allemand.

— Oui, mein herr, lui-même en chair et en os. Un beau jeune homme ma foi, tout frisé, blanc poudré, cousu d’or, et de belles paroles, un mauvais garnement, un Français enfin… c’était bien le diable, car il m’a volé un nom d’honnête homme pour six florins ; il a perdu une jeune fille, et ruiné un brave militaire, le vieux Rasmann le Hongrois… Il y a bientôt deux ans de cela… Oh ! il m’en souviendra long-temps, toute ma vie… rien que d’y penser, j’en ai les larmes aux yeux… Ohé ! ohé ! oh ! oh !

— Prends y garde, garçon, ton cheval fait un faux pas ; prends garde de verser…

— Ohé ! ohé ! ce n’est rien ; allons, Saxon mon ami, du courage, nous voilà bientôt arrivés… Ce pauvre monsieur Rasmann, ruiné, entièrement ruiné, et obligé d’aller habiter une misérable chaumière hors du village, bien loin de la Sauvenière, lui qui était riche, content, heureux, lui qui avait une si belle et bonne jeune fille !… et dire que c’est par ma faute… parce que j’ai conduit le diable une fois, une seule fois… Oh ! c’est vraiment à fendre le cœur d’un homme qui a un peu de conscience… Jesus mein Gott, ayez pitié de moi !…

— Vraiment, mon garçon, si tu continues, je vais pleurer avec toi… Mais dis-moi donc, comment le diable ?…