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HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DE L’ART.

plus complet chez moi que chez tout autre ? Je n’en aurais jamais eu le courage… Mon médecin voulut que je me retirasse à la campagne, je me laissai conduire ; mais, hélas ! là aussi je devais retrouver les mêmes tourmens, les mêmes humiliations. Si quelqu’un assis auprès de moi me parlait d’une flûte qui modulait dans le lointain, d’un pâtre qui chantait derrière la montagne, qu’avais-je à lui répondre, moi qui n’entendais rien ? Ces humiliations, je le répète, m’ont bien souvent jeté dans un état voisin du désespoir ; toi seul, ô mon art divin, tu m’as donné la force de supporter cette misérable existence, car j’ai senti par toi qu’il ne m’est pas permis d’abandonner ce monde avant d’avoir terminé mon œuvre. Oh ! mes frères, si vous lisez jamais ces lignes, pensez que vous m’avez fait injustice, et s’il en est un entre vous qui soit bien malheureux, que celui-là se console et reprenne courage en voyant un de ses semblables qui, malgré tous les obstacles de la nature, a fait encore ce qu’il a pu pour être un jour compté parmi les hommes dignes (würdigen) ; et vous, mes frères par la chair, dès que je serai mort, si le professeur Schmidt vit encore, priez-le d’écrire la relation de ma maladie, et ajoutez ensuite ce chapitre à l’histoire de ma vie, afin qu’au moins après ma mort le monde se réconcilie avec moi autant qu’il est possible. Je vous déclare héritiers de ma petite fortune, si l’on peut appeler ainsi ce que je vous laisse, partagez-le loyalement ; accordez-vous, et vivez toujours en bonne intelligence. Vous savez que depuis long-temps je vous ai pardonné le mal que vous m’avez fait. Toi, mon frère Karl, je te remercie particulièrement de l’attachement que tu m’as montré dans les derniers temps. Dieu veuille que vous ayez une vie moins troublée que la mienne ! Enseignez la vertu à vos enfans, elle seule peut rendre l’homme heureux. Je parle d’après ma propre expérience, c’est à elle seule que je dois de n’avoir pas terminé ma vie par le suicide. Adieu ! aimez-vous bien. Je remercie tous mes amis, et particulièrement le prince Lichnowsky et le professeur Schmidt. Je désire que les instrumens du prince soient conservés chez un de vous, et qu’il n’y ait pas de discussion pour cela. Dès que vous pourrez en faire un usage plus avantageux, vendez-les ; je serai content si, au-delà du tombeau, je puis encore vous être