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même ; parti d’un principe, il le suit dans toutes ses conséquences, et de là cette unité si rare de l’homme et de l’artiste, qui fait de lui en quelque sorte un artiste chrétien du moyen âge. On lui a plusieurs fois reproché d’avoir toujours été d’un commerce difficile et maussade, ce que les personnes admises en son intimité ont complètement nié ; on lui a fait un crime de s’être retiré du monde, et d’avoir vécu en misanthrope les dernières années de sa vie. En effet, il s’éloigna des hommes, non par haine, mais par désespoir. Au progrès de son génie et de ses succès, au moment où les peuples l’applaudissaient, où tous les princes de l’Europe lui envoyaient des médailles, des titres et des décorations, Beethoven fut tout à coup arrêté par un mal qui, d’ordinaire, attend l’âge de la décrépitude : il devint sourd. Que reste-t-il au peintre réduit à ne plus percevoir de formes, ni de couleurs ; au musicien, quand son oreille est à jamais fermée aux inflexions de la voix humaine, aux sons des instrumens, aux vibrations de l’air ? qu’ont-ils à faire au milieu d’une société qui ne les comprend plus, puisqu’ils ont perdu la langue qui les mettait en rapport avec elle ? L’artiste n’a plus alors qu’à se recueillir en lui-même, en attendant la mort, qu’à écouter son âme chanter son dernier cantique. C’est ce que fit Beethoven : il s’éloigna du monde, car entre lui et le monde l’échange n’était pas égal ; il avait tout à lui donner, et n’en recevait rien. Mais l’envie cherche à flétrir toutes les gloires, et comme elle n’a pu attaquer la vie artiste et sociale du grand homme, elle s’est mise à le harceler dans les moindres détails de sa vie individuelle et privée. Elle a répandu des calomnies indignes, qui ont fait le malheur et la désolation de ses dernières années, et contre lesquelles il a protesté du haut de son lit de mort. « Ô vous, hommes, qui me tenez pour méchant, égoïste et misanthrope, que vous êtes injustes envers moi ! L’amour de mes frères est un sentiment inné chez moi ; mais songez que depuis six ans je suis victime d’un mal qui me force à m’exiler du monde. En vain j’ai voulu plusieurs fois reprendre mon rang dans la société des hommes, j’en ai toujours été banni, non par eux, mais par la triste expérience de mon infirmité ; pouvais-je donc leur dire, quand je ne les entendais pas : Parlez plus haut, criez, je suis sourd ; pouvais-je avouer la faiblesse d’un sens qui devait être