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SOUVENIRS SUR JOSEPH NAPOLÉON.

vœu singulier qui l’avait laissé croître, avaient éveillé la curiosité des habitans de Madrid. La barbe du général V*** devint le sujet de toutes les conversations. « Il la coupera, il ne la coupera pas ; » c’était le cri universel. Les Espagnols ferdinandistes pariaient pour, les afrancesados pariaient contre ; les Français seuls se montraient peu intéressés à la querelle, et n’en témoignaient pas moins d’égards et d’estime au prisonnier de guerre.

Le général V***, toujours poursuivi par les instances de sa femme, ne trouva d’autre moyen pour sauver sa barbe que de hâter son départ pour la France, où la captivité l’attendait. Il fait ses adieux et se dispose à partir. Une invitation du ministre de la guerre l’arrête. Il se rend chez le ministre, qui lui annonce que le roi veut le voir, et qu’il l’a confirmé dans tous ses grades et honneurs. Nouvel embarras, nouvelles sollicitations de madame V***. « — Comment, dit-elle, refuser une faveur offerte aussi délicatement ? comment abandonner pour une captivité, sans doute éternelle, sa famille et sa patrie ? comment, enfin, paraître devant sa majesté avec un menton si horriblement barbu ? » La résolution du général est ébranlée ; il résiste encore, mais avec moins de fermeté, et ne paraît pas s’apercevoir, ou ne s’aperçoit pas en effet qu’en le caressant et en le suppliant, sa femme, armée de ciseaux, a raccourci des deux tiers cette barbe, témoin honorable de son opiniâtreté. Il est présenté à la cour dans cette bizarre toilette. Le roi, qui ne semble point faire attention à cette circonstance, l’accueille avec un sourire gracieux, lui adresse des paroles flatteuses sur son courage et son mérite, et finit en lui disant : « J’espère, monsieur le général, que vous me servirez avec le même zèle que vous avez montré pour le roi Ferdinand. » Le général V*** s’incline sans répondre. Rempli d’irrésolution, il quitte le palais, et rentre chez lui, combattu par cent idées différentes. Madame V*** l’attendait, et l’accueille avec un sourire malin ; puis elle le pousse dans un fauteuil disposé à cet effet. Aussitôt un valet lui passe une serviette autour du cou ; un autre, le plat à barbe à la main, le savonne ; un troisième, armé du rasoir, s’empresse de faire tomber ces poils épais, qui formaient la garantie de sa fidélité à Ferdinand, semblables à ces longs cheveux d’où Samson tirait sa force. Bref, le général fut rasé et changea de roi.