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sont étrangers aux préoccupations intellectuelles ou aux affections qui le dominent, et ainsi il ne peut trouver en eux un moyen de rectification pour ses faux jugemens.

Les illusions des aliénés sont toujours provoquées par les sens, quoique l’intelligence et les passions puissent aussi concourir à leur production. Les hypocondriaques ont des illusions qui naissent des organes internes ; ils s’abusent sur la gravité de leur mal, mais ils ne déraisonnent pas, à moins que la lypémanie (mélancolie) ne complique l’hypocondrie : alors il y a délire et erreur sur la cause et la nature des souffrances. Un femme qui mourut à la Salpêtrière d’un cancer de l’estomac, croyait avoir dans l’intérieur de ce viscère un animal qui était la cause de ses souffrances.[1]

Une seconde femme, qui succomba également à la Salpêtrière à une péritonite chronique, rapportait ses douleurs à une cause différente et plus bizarre encore. Sa folie, qui s’était développée long-temps avant la maladie dont nous parlons, était une folie religieuse à laquelle ses nouvelles souffrances imprimèrent une modification très particulière. Tout ce qu’elle éprouvait d’étrange dans le ventre, était dû à la présence des différens personnages du nouveau et de l’ancien Testament, qui avaient pris ce singulier rendez-vous et y agissaient conformément à leur caractère connu. Lorsque les douleurs s’exaspéraient, c’était par suite de quelques débats, de quelque scène sanglante. « Aujourd’hui, disait-elle à M. Esquirol, on fait dans mon ventre le crucifiement de Jésus-

  1. J’ai vu, dans l’Amérique du sud, des femmes du peuple atteintes d’hypocondrie, mais d’ailleurs saines de jugement, qui étaient fermement persuadées qu’un roncho (une sarigue) était entré par leur bouche pendant qu’elles dormaient, et leur rongeait les entrailles. On sait que ces didelphes, qui à l’état adulte ont la taille d’un chat, sont, au moment de leur naissance, tellement petits, qu’ils ne pèsent guère qu’un grain, de sorte que cette circonstance rendait, jusqu’à un certain point, vraisemblable la possibilité de leur entrée. Du reste, les malades ressentaient dans leurs flancs des mouvemens tumultueux, tels que ceux qu’aurait pu produire un animal en se remuant : des pincemens, des morsures, dans lesquels elles croyaient reconnaître l’action des dents pointues de la sarigue. L’illusion existait bien complète pour elles, et existait sans qu’il y eût folie. R.