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IMPRESSIONS DE VOYAGES.

mes encore ainsi l’espace de deux heures ; depuis le plateau, le vent nous avait pris, et devenait de plus en plus vif : enfin arrivés à la saillie du rocher qu’on appelle le Petit-Mulet, un coup d’air plus violent enleva le chapeau du docteur. Au juron qu’il proféra, je me retournai, et j’aperçus son feutre qui décampait du côté de Cormayeur. — Il le regardait s’en aller, les bras tendus. — Oh ! il faut en faire votre deuil, docteur, que je lui dis, nous ne le reverrons jamais. Il s’en va dans le Piémont. Bon voyage ! — Il paraît que le vent avait pris goût à la plaisanterie, car à peine avais-je fermé la bouche, qu’il nous en arriva une bouffée si violente, que nous fûmes obligés de nous coucher à plat-ventre pour ne pas aller rejoindre le chapeau : de dix minutes nous ne pûmes nous relever ; le vent fouettait la montagne, et passait en sifflant sur nos têtes, emportant des tourbillons de neige gros comme la maison. Le docteur était découragé. Moi, je ne pensais pendant ce temps qu’à la marchande, qui, à cette heure, devait regarder le dôme du Goûter : aussi au premier répit que nous donna la bise, je me relevai ; mais le docteur ne consentit à me suivre qu’en marchant à quatre pattes. Nous parvînmes ainsi à une pointe d’où l’on pouvait découvrir le village : arrivé là, je tirai ma lunette, et à douze mille pieds au-dessous de nous dans la vallée, je distinguai notre commère à la tête d’un rassemblement de cinquante personnes, qui s’arrachaient les lunettes pour nous regarder. Une considération d’amour-propre détermina le docteur à se remettre sur ses jambes, et à l’instant où il fut debout, nous nous aperçûmes que nous étions reconnus, lui à sa grande redingote, et moi à mon costume habituel : ceux de la vallée nous firent des signes avec leurs chapeaux. — J’y répondis avec le mien. — Celui du docteur était absent par congé définitif.

Cependant Paccard avait usé toute son énergie à se remettre sur pieds, et ni les encouragemens que nous recevions, ni ceux que je lui donnais, ne pouvaient le déterminer à continuer son ascension. Après que j’eus épuisé toute mon éloquence, et que je vis que je perdais mon temps, je lui dis de se tenir le plus chaudement possible, en se donnant du mouvement ; il m’écoutait sans m’entendre, et me répondait oui, oui, pour se débarrasser de moi. Je comprenais qu’il devait souffrir du froid, j’étais moi-même tout engourdi. Je lui laissai la bouteille, et je partis seul en lui disant que je reviendrais